Lorsqu’un jeu vidéo à succès a droit à une suite, les développeurs ont souvent tendance à miser sur la continuité, afin de ne pas trop brusquer les fans de la première heure. Mais pas 11-bit, le studio polonais à l’origine de l’excellent Frostpunk qui a décidé d’offrir une mutation drastique, particulièrement audacieuse à son titre plébiscité. Voici notre avis à chaud, après quelques sessions de jeu déjà très enthousiasmantes.
L’intrigue de Frospunk 2 se déroule dans le même environnement que le premier opus — une Terre post-apocalyptique, figée dans une impitoyable ère glaciaire où les rares humains encore vivants tiennent à peine sur leurs pieds perclus d’engelures. La première différence réside dans la temporalité : l’intrigue se déroule quelques années après les événements du premier opus, à une époque où les survivants ont eu le temps de prendre leurs marques dans cet enfer gelé. Désormais, l’heure n’est plus à la survie pure et simple : ce qui reste de l’humanité se met à rêver d’expansion, d’exploration, et de prospérité. Mais si tous les citoyens sont déterminés à aller de l’avant, l’instinct de survie fédérateur des premiers jours s’est dissipé, et la société s’est fracturée en différentes factions qui ont chacune une vision très différente du futur de l’humanité.
Abstraction contre immersion
C’est une différence majeure dont l’impact dépasse largement la trame narrative ; le gameplay de Frospunk 2 a été largement repensé et recentré autour de la population, de ses aspirations et de ses désillusions. Désormais, l’objectif n’est plus seulement d’accumuler des ressources pour survivre à la prochaine vague de froid mordant. Il faut aussi s’assurer que chaque branche de la population se reconnaîtra dans cette nouvelle société que vous êtes en train de bâtir — une dimension politique qui affecte profondément l’identité du jeu.
En pratique, cela se manifeste surtout par une montée en échelle et une certaine prise de recul à tous les niveaux. Frospunk 1 est dominé par une sorte d’intimité qui favorise grandement l’immersion ; la faible population de la colonie originale, constamment à un faux pas de l’extinction, fait que chaque âme a son rôle à jouer. Chaque mort individuelle peut profondément affecter la partie, et le joueur a donc tout intérêt à préserver ses citoyens quoiqu’il en coûte. Désormais, la population de cette maigre colonie devenue cité à part entière est nettement plus importante qu’auparavant, et cela change tout ; cette dimension intimiste qui contribue fortement à l’impact du jeu est nettement plus en retrait dans le deuxième opus.
Le maître mot, ici, c’est l’abstraction. Plus que des individus, les habitants sont désormais des chiffres, des statistiques. Les citoyens naissent et meurent par milliers, et la population est une ressource à part entière au même titre que le charbon ou la nourriture. Avec un peu de recul, on se rend compte que le fait de perdre des centaines de personnes d’un coup fait désormais partie de la routine de la colonie. Perdre des gens n’est plus une tragédie ; c’est une conséquence inévitable de la croissance et de la survie du groupe.
Ce constat a quelque chose de profondément atroce en soi. On peut considérer que cette dépersonnalisation des colons contribue à l’horreur existentielle qui est au cœur de la franchise. Mais il est indéniable que Frospunk 2 sacrifie une partie du fatalisme viscéral qui était si savoureux chez son prédécesseur; il est plus difficile de s’identifier à la souffrance des citoyens. De nombreux joueurs risquent de considérer qu’il manque un supplément d’âme à cette nouvelle formule. Ce sentiment est encore renforcé par un changement purement visuel ; on ne voit plus chaque colon individuel se tuer à la tâche pour regagner quelques mètres de terrain sur l’impitoyable désert gelé, et tout passe par des chiffres et des lettres sur une interface.
La Cité avant les citoyens
En substance, Frostpunk 2 est un jeu beaucoup plus centré sur la cité en elle-même que sur ses habitants — un parti-pris assez déroutant pour les amoureux de l’original, d’autant plus qu’il est légèrement miné par un changement radical dans la manière d’aménager le territoire. Désormais, toute la planification et la construction de la Cité passent par des cases façon Civilization. On ne construit plus des bâtiments individuels qui seront visibles sur la carte, mais des districts entiers qui sont tous bien arrangés sur une grille prédéfinie, ce qui retire incontestablement une part d’expression créative. Là encore, cela renforce ce côté abstrait qui risque d’être assez clivant chez certains fans de la première heure.
D’autres, en revanche, pourront y voir une sorte de mise en abyme perpétuelle. Cette interprétation est encore renforcée par l’importance de la politique, qui joue un rôle déterminant dans Frospunk 2. Une grande partie du gameplay repose sur le Conseil, une sorte d’Assemblée nationale à travers laquelle le joueur doit faire passer différentes lois pour gérer la Cité. En façonnant de l’identité de sa société miniature à travers des décisions comme l’ouverture aux étrangers, la légalité de l’alcool, la rémunération des travailleurs ou la façon d’exploiter certaines ressources critiques, le joueur trace directement la route suivie par les membres de la colonie — mais toujours avec une certaine prise de distance qui n’existait pas vraiment dans le premier opus.
Un point assez paradoxal, car au demeurant, toutes ces décisions ont un impact extrêmement concret sur le déroulement de la partie. Renoncez à honorer une promesse faite à une faction, comme les Technocrates, les Travailleurs ou les Penseurs, et vous risquez un soulèvement et des grèves qui peuvent paralyser l’intégralité de votre colonie. Par exemple, lors de notre première partie, l’aventure s’est arrêtée net quand les Technocrates, ulcérés par une décision apparemment anecdotique sur l’utilisation des robots, ont décidé de se mettre en grève dans le district assigné à la production du charbon où ils étaient dominants. Le hic ? Leurs caprices sont tombés au beau milieu d’une tempête qui a fait plonger la température sous les 110 °C, propulsant toute la ville dans la tombe avec eux !
L’autre différence majeure réside dans la gestion des Frostlands, les étendues gelées qui entourent la ville. Il est désormais vital d’assigner du temps et des moyens à l’exploration et à l’exploitation de ces ressources, notamment à travers la fondation de nouveaux avant-postes au service de la colonie. C’est un autre exemple flagrant de la montée en échelle du jeu ; cela tranche massivement avec le côté intimiste du premier opus où la ville était beaucoup plus repliée sur elle-même. Mais en parallèle, cela ajoute une couche de complexité assez jouissive lorsqu’on se prête au jeu.
Plus qu’un simple successeur
De notre côté, même si nous avons d’abord été pris au dépourvu par cette approche radicalement différente du colony-sim dystopique, nous avons toutefois pris beaucoup de plaisir à jongler avec ces nouveaux éléments. Même si la nouvelle formule ne fera décidément pas l’unanimité chez les aficionados du Frostpunk original, jongler avec des contraintes supplémentaires reste très intéressant, notamment dans les niveaux de difficulté plus élevés qui imposent constamment de prendre des décisions très difficiles pour le futur du groupe.
Car au bout du compte, les deux opus restent basés sur le même précepte : faire au mieux avec des ressources toujours insuffisantes pour assurer la survie de ces pauvres hères mis à rude épreuve par la nature. Et l’expérience reste assez jouissive, même si l’on ne peut s’empêcher de regretter l’impact de cette abstraction généralisée sur l’immersion.
🟣 Pour ne manquer aucune news sur le Journal du Geek, abonnez-vous sur Google Actualités. Et si vous nous adorez, on a une newsletter tous les matins.