Passer au contenu

[Test] Death Stranding : l’amour aux trousses

S’il y a une certitude avec Death Stranding, c’est qu’il a toujours avancé masqué. Chaque trailer exposait un gameplay différent, chaque embryon de piste de scénario se perdait dans les limbes de l’incompréhension, chaque explication du concept paraissait trouble. Une excellente chose, car sa spécificité vient de son étrangeté. En revanche, sa qualité vient de bien d’autres sources.

La grande question, à laquelle s’amusait à répondre de façon évasive l’un des personnages du jeu dans l’un des derniers trailers, est bien sûr : c’est quoi Death Stranding ? Sans surprise malgré les circonstances, c’est un jeu dans lequel il faut livrer des paquets d’un point A à un point B. Un concept simple dans ses fondations, bien plus complexe dans ses ramifications. Car tenir de front une idée évidente sur le papier est souvent plus difficile que de se laisser happer par un principe flou se voulant profond. C’est donc un fait, le joueur incarne Sam Porter Bridges, transporteur dont le but est d’empiler différents types de cargaisons sur son dos afin de rallier les rares postes avancés d’une Amérique dévastée. Ces bâtiments monolithiques à la froideur minérale sont vides. D’humanité, de caractère, d’une quelconque intensité. Le contact se réduit à un hologramme, simple projection d’une personne réelle terrée dans des sous-sols sécurisés, et d’une machine qui réceptionne le colis.

Des hommes et des femmes qui ne sentent plus le vent battre leur visage, détaché(e)s d’un monde qui leur est devenu hostile. Seul Sam, en livreur ultime, oppose sa chair à la rigueur impitoyable de l’environnement. Cette opposition est un élément fondamental du travail d’immersion opéré dans Death Stranding : tout est une lutte. Et celle-ci commence dès la disposition des paquets dont la masse va influer sur la difficulté à progresser sur les sentiers. Sam a beau être un sacré gaillard, ses lombaires ont des limites et convoyer un stock dépassant le poids total maximum qu’il peut supporter le cloue au sol. Si des améliorations viennent par la suite améliorer ces déficiences bien humaines, augmentant la charge, il est important de toujours garder en tête l’impact que vont avoir les marchandises.

Monde couvert

Tant que tout se passe bien, il suffit d’équilibrer Sam en pressant L2 et/ou R2 afin de lui fournir un appui sur la gauche et/ou la droite. Facile à dire, bien plus compliqué à optimiser dans un terrain à la topographie chaotique où il faut apprendre à lire le relief. Une simple pente devient alors une énigme à décoder, danger de chaque seconde où la moindre erreur de concentration implique une chute et donc la possibilité d’endommager la cargaison. À l’image de Shadow of the Colossus qui faisait des colosses des ersatz de niveaux à analyser, Death Stranding a étendu le concept à l’environnement entier, où chaque obstacle naturel est une arme contre le joueur. Comme Breath of the Wild en son temps, le jeu de Kojima Productions redéfini le monde ouvert, à la fois dans le rapport qu’entretient le joueur avec lui et dans la façon dont il le ressent.

À l’aide de cordes, d’échelles, de ponts, il modèle le monde autour de lui pour accéder aux coins les plus reculés, quasiment sans aucune limitations autres que l’équipement embarqué. L’idée est de se faciliter la vie pour les futurs trajets en augmentant les possibilités d’exploration. Tout se fait de façon claire, et mis à part quelques soucis de placements – notamment lorsqu’un élément de décor se trouve au beau milieu d’une structure – créer une nouvelle voie d’accès est d’une simplicité étonnante. Sans pour autant faire de ce monde son jardin. Death Stranding rappelle sans cesse que tout ce qui entoure Sam est propice à l’échec de sa quête. Là se trouve le ressenti, cette impression que la victoire s’inscrit dans l’humus, le sable ou la roche pas à pas. Le terrain créé par Kojima Productions amène un élément unique dans le domaine du monde ouvert, le sentiment de la distance. Si la zone de jeu n’est pas aussi étendue que celles des références récentes du genre – Red Dead Redemption 2 ou The Witcher 3 – rallier deux points sur la carte est une véritable épopée où chaque kilomètre parcouru suinte la souffrance physique. Il faut mériter son accès à la prochaine étape, dans une somme de moments où chaque paysage découvert devient une récompense, nouvelle énigme à surpasser. Être performant signifie ici savoir déterminer une trajectoire en fonction du handicap que l’on a accepté de s’infliger, et ce concept exécuté brillamment ne fait que se creuser au fil du jeu. Les dangers s’étendant bien vite à autre chose que des cailloux.

Tests de Mules

Avec sa physique bien gérée, source de nombre de trébuchements, glissades et roulades incontrôlées de Sam face au monde-ouvert, Death Stranding aurait pu se contenter de tabler sur cet élément de game-design tant il parvient à susciter un réel plaisir lorsqu’il est vaincu. Mais à son habitude, Kojima Productions a rehaussé le tout de plusieurs couches, afin de donner au joueur une grande boîte de potentialités dans laquelle farfouiller. En premier lieu, les MULES, anciens porteurs désormais bandits de grand chemin, dont le délire très personnel est d’agresser les autres convoyeurs dès qu’ils pénètrent sur leur territoire. Équipés d’une technologie aussi performante que celle de Sam, ils disposent également de lances électriques bien pratiques pour déloger un paquet de son dos ou stopper net n’importe quel véhicule.

Des ennemis rapides, prêts à traquer le joueur sur de grandes distances, mais dont les campements renferment des marchandises de valeur, ainsi que celles subtilisées lors d’un affrontement qui aurait mal tourné. On retrouve dans ces séquences tous les codes d’un certain Metal Gear Solid avec une variation d’approches : planqué dans les hautes herbes, à condition que la cargaison ne dépasse pas trop, pour passer inaperçu, ou attaque en frontal à coups d’armes non létales. Sachant que ces ennemis apprécient aussi se servir de leur scanner pour repérer votre dernière position connue. Bref de sacrées épines dans un pied déjà meurtri, dont la hargne est malheureusement trop vite évacuée dès lors où entrent en jeu les armes non-létales. Efficaces au-delà des espérances, elles réduisent l’angoisse provoquée par les rares rencontres avec les Mules et brisent en quelque sorte l’accord tacite du jeu avec le joueur sur la notion de survie. Ce qui n’est pas le cas face à la menace la plus importante du jeu, les Échoués.

Les morts croquent

Présences fantomatiques dont l’apparition dans certaines zones ne se fait que par temps pluvieux, les Échoués entrent sans toucher terre dans la catégorie des souvenirs marquants du jeu vidéo. La première confrontation avec ces adversaires cachés est mémorable, source d’un stress évoquant les grandes heures de Silent Hill. Dans une belle relecture miroir de la notion d’infiltration de MGS – où, au lieu de jouer sur la dissimulation avec l’aide du décor face à des soldats bien visibles, tout se passe dans un espace dégagé face à une force quasi invisible – Death Stranding base la peur sur ce qui trahit la vie. Échapper aux Échoués implique de rester à bonne distance et surtout de retenir sa respiration au maximum, tout en sachant que s’essouffler oblige à prendre une grande goulée d’air frais. Ce qui dévoile évidemment la position de Sam. Tout est donc affaire de modération et de gestion de la panique, ce qui s’applique aussi au B.B.

Afin de favoriser l’attachement du joueur et d’en faire davantage un personnage qu’un ustensile, le bébé placé dans l’espèce d’utérus artificiel fixé au héros ressent la tension alentour ainsi que les divers chocs. En cas de chutes répétées ou de promenade trop longue aux côtés des Échoués, ce dernier commence à perdre son calme jusqu’à potentiellement arrêter d’interagir avec le joueur. Le bercer permet alors de lui redonner confiance, activité acrobatique lorsque l’on se trouve face à l’un des boss du jeu ou empêtré dans une course-poursuite avec des ennemis. De quoi entretenir la notion du danger permanent jusque dans cette relation intime : leitmotiv d’un jeu où le rapport primitif à la nature est si présent. Surtout que ce petit être qui n’a sans doute pas fait sa nuit est la principale composante de l’odradek, moyen de repérer les Échoués. Ce dernier les fait apparaître quelques secondes, histoire de laisser le temps de se frayer un chemin au milieu de ces spectres, où le moindre faux pas se termine en tragédie. L’apnée de Sam est alors celle du joueur, parallèle habile dans une ambiance poisseuse où la tension ne retombe qu’une fois ces créatures dépassées. Des armes imprégnées du sang du porteur sont disponibles par la suite mais, si elles sont efficaces et permettent de se sentir davantage maître de la situation, elles ne retirent à aucun moment la conséquence d’un excès de certitudes. Le genre d’attention trahissant un souci particulier amené à la construction de l’atmosphère générale. Il est primordial que peu importe son avancée dans le jeu, peu importe le confort apporté par des nouveaux équipements, le joueur puisse expérimenter jusqu’au bout l’impact de ce qui l’entoure sur sa progression.

La Corde du Contrevent

Pourquoi s’infliger tout ça ? Afin de retrouver une connexion entre tous les êtres humains planqués depuis l’arrivée des Échoués dans le monde, source de destruction à grande échelle. Les porteurs sont en effet les seuls à pouvoir couvrir les distances séparant les refuges et autres cité-relais en l’absence d’infrastructures praticables. Situation dont l’évolution va dépendre non seulement de l’avancée du joueur mais aussi de celle de tous les autres. À l’image de la série des Souls, Death Stranding propose un multijoueur asynchrone basé ici uniquement sur l’entraide. Dans ces contrées inhospitalières où transporter du matériel rend la progression laborieuse et où la pluie corrosive le grignote, la joie passe par des choses simples, comme une échelle ou une corde. Lors de son avancée, chaque joueur peut en effet laisser à disposition n’importe quel élément placé en pleine nature, qui servira par la suite à tous ceux qui auront besoin de l’emprunter. Bien sûr, il est tout à fait possible de les démanteler mais dans la majorité des cas la coexistence est bienveillante. Tout cela grâce à une mise en place subtile de la notion de galère. Le joueur sait très bien que livrer des paquets imposants est une lutte, et il sera par conséquent soulagé de la moindre aide visible sur le terrain. D’autant que ces quelques objets seront par la suite accompagnés de ponts, d’abris anti-pluie et de tout un arsenal de soutiens générés à l’aide de matériaux ramassés ou gagnés.

Une logique saine se met alors vite en place, avec ceux dépensant leurs ressources pour s’améliorer la vie (et celle des autres par extension) et ceux les “récompensant” de leurs efforts. Car la manière d’évoluer dans Death Stranding est la même que celle de la « street cred » sur les réseaux sociaux, c’est à dire collectionner les “like”. Équivalents de points d’expériences, ces “like” sont obtenus après les diverses livraisons, en fonction de l’état des paquets, et par la réaction des autres joueurs face à vos coups de main. L’idée derrière ces échanges de bons procédés est de donner de la force au travail de groupe vers un même but. Chacun est perçu comme un alpiniste, ouvrant une voie à d’autres qui suivront, replaçant les coinceurs et sécurisant le tout. Car oui, la réparation des installations existantes est aussi importante que leur création. Idée de game design d’une cohérence sans faille avec le contexte du jeu, cette interdépendance n’empêche à aucun moment l’émergence du sentiment – fondamental – de solitude. Vous ne croiserez jamais les autres joueurs, signalés uniquement par lesdites installations, des colis perdus à ramasser si le cœur vous en dit, et quelques panneaux de communication, encore une fois à la Dark Souls. Une fois tous ces likes remportés traduits en une somme de points, Sam gravit les échelons du métier et chaque palier améliore soit ses capacités (équilibre, charge maximale, etc.) soit ses compétences sociales (davantage de likes reçus, etc.). Le joueur fait partie d’un tout invisible qui va dans le même sens que lui, créant un sentiment unique de soutien, une impression de défendre une cause partagée, fait rarissime dans le jeu vidéo actuel (hors MMO). C’est la capacité des joueurs à faire front qui est questionnée ici, dans une logique intelligente et positive où la plus infime part est importante. Oui même le simple fait de prendre en charge le bon acheminement d’un paquet qui ne vous appartient pas.

Spectral Gear Solid

Ce réseau habile de systèmes travaillés, d’idées neuves et de réinterprétations fines ne réussit pourtant pas à empêcher des faux pas, à l’image de la majorité des combats de boss, épiques sur la forme mais bien moins dans le fond, surtout décevants après les affrontements mémorables qui faisaient une des marques de fabrique de la série Metal Gear. Autre souci consécutif au besoin d’une gestion précise des diverses strates de gameplay, l’interface souffre de défauts de conception, laissant trop souvent de côté l’aspect pratique pour privilégier la quantité et donc la multiplication d’informations et d’onglets pas toujours clairs. Notamment lors des phases de crafting/recyclage d’objets demandant bien trop de validations ou dès qu’il s’agit d’avoir une vision d’ensemble des commandes en cours. Ce qui devient vite laborieux lors de “courses” enchaînées dans un court laps de temps. Problèmes déjà présents dans Metal Gear Solid V et qui aurait mérité un petit passage par l’optimisation d’UI (interface utilisateur ndlr). Rien qui n’empêche de profiter de l’expérience de jeu, mais un étonnant manque de peaufinage comparé au souci maladif de cohérence et du détail dont fait preuve Death Stranding. Sans trop en révéler sur l’intrigue ou les thématiques abordées, malgré un trailer de lancement qui ne se prive pas, le titre de Kojima Productions atteint des sommets en terme de juxtaposition fond/forme. Sans cesse sollicité pour mettre en relation des femmes et des hommes coupées du reste du monde, Sam, et par extension le joueur, est l’élément insignifiant qui peut changer l’avenir d’un monde fonctionnant sur la peur.

C’est par sa course désespérée, à bout d’haleine, marathonien désenchanté, que le porteur supporte l’espoir d’une nation morte. Lui et le joueur sont épuisés après une livraison, nerveusement, et apparaît alors cette autre connexion, bien plus difficile à faire naître entre l’avatar et celui qui le dirige. Mais pas ce sentiment de toute puissance sur un personnage, non un réel partage de galère. C’est justement l’ “homo ludens” dont parle Kojima, dernière maille de la grande toile humaine que tisse le jeu. Death Stranding est une oeuvre d’anticipation fascinante, qui ne se contente pas d’étudier les conséquences subies par une société dans laquelle la mort a perdu en mysticisme ce qu’elle a gagné en réalité crue. Dans un défrichement qui suit en un sens la trace d’un The Leftovers en plus verbeux, le jeu triture le symbole du lien, de sa cassure et donc de la perte. En une scène intime, à un moment précis, il signifie ce qu’est la reconnexion, avec le passé, avec la mémoire et même avec ce que peut faire le jeu vidéo. Car à cet instant, point de cinématique, mais une simple touche à presser, mouvement qui veut tout dire et symbole de tout ce que signifie Death Stranding en quelques secondes. Kojima prouve alors qu’il est loin d’être un game designer qui voudrait faire des films, mais un créateur qui, comme Fumito Ueda, a compris comment utiliser de la meilleure façon son média avec une sensibilité issue d’un autre. Pour ce genre de moment, Death Stranding est et restera un jeu majeur, aussi élégant et rêche que la pièce de théâtre “The man who turned into a stick” de Kobo Abe dont il tire une partie de son concept.

[amazon bestseller=”death standing” items=”3″]

🟣 Pour ne manquer aucune news sur le Journal du Geek, abonnez-vous sur Google Actualités. Et si vous nous adorez, on a une newsletter tous les matins.

Notre avis

Death Stranding fait partie de ces jeux un peu sauvages, dotés d'une radicalité qui les place devant cette fameuse dualité de l’amour/haine. D’un strict point de vue de l’utilisation de son univers, de la gestion de son monde ouvert et de ce qu’il y amène en termes de ressenti, il fera date, tout autant que Breath of the Wild, avec ses propres armes. C’est un jeu à la fois âpre et généreux, dont le rapport au joueur est viscéral, lui faisant comprendre par la force la difficulté de la tâche qui lui est imposée. Et ce grâce à des mécaniques de game-design d’une rare intelligence, dans une cohérence totale. Pour autant, il est facile de rester imperméable à cette radicalité et de ne voir dans le jeu qu’un enchaînement de missions, perçues comme annexes dans n’importe quel autre titre. Il est important de garder ça à l’esprit. Mais si l’on se laisse effleurer par le plus petit frisson à la découverte du monde proposé, c’est alors une plongée vertigineuse dans l’une des expériences les plus atypiques des dernières années qui démarre. Avec sa galerie de personnages magnifiquement écrits, sa trame à tiroirs d’une sensibilité étonnante et surtout son contexte à l’originalité électrique, Death Stranding a lui aussi défriché son propre chemin. Celui d’un jeu amenant avec lui les faiblesses de la série MGS, mais les équilibrant par une immense maturité et un sens aigu de l’utilisation d’un concept jusque dans ses moindres recoins.
Note : 9  /  10

Les plus

  • Ressentir ce qu’est l’exploration d’un continent
  • La nature comme obstacle
  • Une direction artistique folle
  • Une maîtrise des moments forts
  • Le moteur Decima montre encore une fois ses qualités
  • Des personnages mémorables
  • Scénario exaltant à la jolie conclusion
  • Un contexte original utilisé à plein
  • Sacré sens de la mise en scène
  • Utilisation organique du monde ouvert
  • Un concept risqué, au final efficace
  • L’aspect online asynchrone implémenté intelligemment
  • Les Echoués, idée brillante
  • La BO de Ludvig Forssell (et l’utilisation bien vue des diverses chansons de Churches, Low Roar et Silent Poets)

Les moins

  • Les boss, épiques sur la forme, mais classiques dans le fond
  • Le corps à corps assez imprécis
  • Des armes vite trop puissantes
  • Les Mules pas assez exploitées
  • Des soucis d’interface
  • Plusieurs crashs sur la version de test
  • Quelques bugs, notamment avec les véhicules
3 commentaires
Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Mode