L’année 2019 serait-elle celle de J.R.R. Tolkien ? Quelques mois après le biopic éponyme de Dome Karukoski et seulement quelques jours avant l’ouverture de l’exposition « Tolkien, voyage en Terre du Milieu », qui bat son plein à la Bibliothèque nationale de France à Paris, un nouveau livre sur son œuvre vient de sortir. « Utiliser l’univers de Tolkien pour parler de sciences humaines, physiques ou encore naturelles » : tel est l’exercice auquel se sont voués un trio de vulgarisateurs scientifiques et fans de l’univers du Seigneur des Anneaux à travers leur ouvrage « Tolkien et les sciences » (éd. Belin). Au sein de ce trio, Loïc Mangin, rédacteur en chef adjoint du magazine Pour La Science, et Jean-Sébastien Steyer, paléontologue au Muséum national d’histoire naturelle de Paris (qui se définit lui-même comme un « paléo-geek »), nous en disent un peu plus sur leur livre ainsi que sur la relation qu’entretenait le légendaire auteur de fantasy avec les sciences.
Journal du Geek : Quel a été votre rôle à chacun au sein du trio supervisant l’ouvrage ?
Loïc Mangin : Je suis « l’étincelle » de cet ouvrage. En plus d’être rédacteur en chef adjoint à Pour La Science, je suis aussi responsable de sa rubrique « Art et Science ». Il y a quelques années, j’avais écrit une chronique sur la géologie en Terre du Milieu. Puis, Jean-Sébastien Steyer avait publié un article scientifique sur les pieds des hobbits dans la revue Espèce. Ce dernier m’avait alors proposé l’idée d’un hors-série Pour La Science sur l’œuvre de J.R.R. Tolkien et je lui avais rétorqué qu’un livre serait encore mieux.
Jean-Sébastien Steyer : Je confirme ! Quand j’ai lu « Petite promenade géologique en Terre du Milieu », l’article de Loïc, je venais juste de publier « Pourquoi les Hobbits ont-ils de grands pieds poilus ? » où je traite très sérieusement d’anatomie comparée. Je me suis dit :« là, il y a quelque chose à faire sur les sciences dans Tolkien ». J’ai donc pris mon téléphone et Loïc m’a donné rendez-vous au Poney Fringant (rires). Après quelques verres, le sommaire était déjà bien avancé ! Un troisième hobbit, Roland Lehoucq, nous a ensuite grandement aidé !
Pourquoi avez-vous choisi de vous intéresser à l’œuvre de Tolkien ?
LM : La vulgarisation scientifique est quelque chose qui nous tient à cœur. L’œuvre de Tolkien détient une matière immense et sans fond qui peut faire office de matériau de base pour vulgariser la science avec un grand « S » – c’est-à-dire autant la physique ou la biologie que les sciences humaines.
JSS : Tous les scientifiques qui ont contribué à ce livre adorent Tolkien. Notre but n’est pas de critiquer l’auteur – ni même de lui faire dire ce qu’il n’a jamais dit – mais de considérer son univers riche et construit comme un énoncé pour faire des sciences en s’amusant. Et je crois que le pari est gagné !
Pouvez-nous donner quelques exemples d’analyses scientifiques compilées dans ce livre ?
LM : Issu d’une formation en biologie, j’ai plus d’affinités avec ses thèmes. Ainsi, l’un des sujets qui me fascine le plus c’est l’histoire des Ents. Par le passé, je me suis occupé de plusieurs articles sur la frontière entre animal et végétal. Si, aujourd’hui elle est obsolète d’un point de vue évolutif, l’idée qu’avait eu Tolkien avec les Ents de faire tomber de tels schémas de pensée déjà établis était très avant-gardiste. Les règles et consensus phylogéniques actuels n’existaient pas à l’époque de Tolkien. Même sur le sujet des pieds des hobbits, qui peut paraître tout à fait anecdotique et superflu, on peut dérouler tour une analyse scientifique de vulgarisation : à quoi de tels pieds peuvent servir, d’où vient leur morphologie au niveau évolutif, etc. Tous ces sujets nous permettent de tirer des passerelles entre un monde entièrement cohérent avec les données et visions scientifiques d’aujourd’hui.
JSS : Pour moi, il est impossible de choisir… Chaque contribution est une véritable pierre à l’édifice. En tant que co-directeur d’ouvrage, je me suis régalé à éditer les textes et je remercie encore une fois tous les auteurs car ils ont fait un travail remarquable. Travailler avec eux a été comme une belle aventure en Terre du Milieu !
Crédits (illustrations) : Diane Rottner.
D’où proviennent ces analyses ?
LM : Pour chacun des chercheurs qui ont participé, chaque contribution correspond à son domaine de prédilection. Par exemple, sur le sujet des oliphants, nous avons fait appel à un spécialiste des proboscidiens. Chacun a parlé de ce qu’il connaît et de ce qu’il a découvert au sein de son domaine de compétences. Tous les sujets abordés sont ainsi autant de portes d’entrée sur ce savoir.
JSS : Le leitmotiv principal est : « Et si le monde de Tolkien était bien réel, que peut-on en dire à la lumière des connaissances actuelles ? ». Vous avez quatre heures (rires). Plus sérieusement, chaque auteur a traité de sa propre discipline scientifique en puisant dans le très riche legendarium de Tolkien. Par exemple, les langues et les peuples ont permis de traiter de sciences humaines et sociales, le bestiaire de sciences naturelles et les matériaux (mithril, l’Anneau, etc) de sciences physiques et chimiques.
Sur quoi se basent-elles : les livres ou les adaptations cinématographiques ?
LM : Cela restait à la libre appréciation des auteurs sollicités. L’ensemble des contributeurs connaissait surtout les œuvres littéraires. Mais il arrive qu’au détour d’une petite phrase, les auteurs peuvent remarquer l’efficacité et la justesse des représentations faites dans la trilogie et les comparer avec les descriptions d’origine données dans les livres.
JSS : Les livres forment le point de départ – la référence bibliographique. Mais nous avons laissé une grande liberté aux auteurs qui pouvaient aussi les comparer avec les adaptations de Peter Jackson ou encore de Ralph Bakshi (réalisateur d’une adaptation en film d’animation en 1978).
La fantasy se prête-elle autant à ce genre d’exercices que la science-fiction ?
LM : En l’occurrence, Jean-Sébastien Steyer et Roland Lehoucq sont davantage experts de cet exercice que moi. Mais de mon point de vue, ça ne change rien que le matériel de base soit de la fantasy ou de la science-fiction. Cela ne fait juste pas appel aux mêmes domaines scientifiques. Cela dit, quand vous étudiez des êtres imaginaires par exemple, le discours qui en découle peut être de même nature qu’ils soient des aliens ou des orques. La différence ne me saute pas aux yeux.
JSS : Pour moi, paléontologue, l’exercice est le même : j’utilise les espèces de la culture geek pour parler de sciences de l’évolution et aiguiser le regard critique. Lorsque je tombe sur une description de monstre issue du fantastique, d’heroic fantasy ou de SF, je fais comme si je découvrais cette nouvelle forme de vie entre deux strates géologiques. J’analyse et compare ses caractères anatomiques, je positionne l’être en question dans l’arbre du Vivant, je lui donne un nom de genre et d’espèce etc. Pour chaque être imaginaire, j’ai écrit un article ! En quelque sorte, je suis un paléo-geek (rires).
D’un point de vue général, une bonne fiction doit-elle forcément se baser sur un bon raisonnement scientifique ? Et si oui, pourquoi ?
LM : Quand une œuvre de fiction se base sur un bon raisonnement scientifique, ce dernier devient plus facile à intégrer pour le lecteur et plus immersif. Le fait que la cohérence d’un monde qui a été créé de toutes pièces repose sur des lois internes à ce monde peut s’apparenter à une sorte de science. Il y a une facette scientifique dans le travail d’un auteur qui définit ces lois et veille à ce qu’elles soient respectées. Néanmoins, cela ne s’applique qu’à des univers assez grands. Pour le coup, pour des univers plus petits comme celui d’Harry Potter, la science a moins son mot à dire.
JSS : Non, selon moi, une bonne fiction n’a pas besoin d’être scientifique. Lorsque nous ouvrons les pages d’un livre de SF ou regardons Le Retour du Roi par exemple, notre esprit critique se met en veille – les sociologues parlent de « suspension d’incrédulité » – pour mieux rentrer dans l’histoire. C’est justement cet esprit critique que nous tentons de réveiller, sans toutefois briser le mythe ! Bien sûr, plus les univers sont construits, plus il est possible de ramener sa science.
Qu’en est-il alors de l’apport purement fictionnel de l’œuvre de Tolkien ?
LM : Les sciences dont il est question dans notre livre prennent juste comme prétexte l’œuvre de Tolkien. Des arbres qui marchent n’existent pas mais aborder leur cas d’un point de vue scientifique permet de mieux décortiquer l’ensemble de l’œuvre.
JSS : Tolkien reste un créateur de monde. Son univers est unique et ses inspirations multiples. Le legendarium de Tolkien (l’ensemble des œuvres se déroulant dans l’univers élargi de la Terre du Milieu) nous habite tous. Et tenter de le décrypter au regard des sciences a quelque chose à la fois de jubilatoire et de très respectueux vis-à-vis de l’œuvre.
Quelle relation entretenait Tolkien avec la science ?
LM : Une relation un peu double. Il venait d’une formation littéraire, et tout ce qu’il a pu donc apprendre en science provenait de sources de vulgarisation. Il me semble qu’il adorait particulièrement les sciences naturelles. Pour lui, savoir comment une chose fonctionnait augmentait sa dimension poétique. En somme, il est un peu comme moi : savoir comment l’arbre fonctionne à l’intérieur le rend encore plus beau. Il est vrai cependant qu’il avait une aversion pour le matérialisme scientifique, c’est-à-dire le progrès à la marche forcée et la technologie qui s’impose partout. Il faut savoir aussi qu’il a vécu pendant la révolution industrielle et a pu constater ses impacts sur les villes et les campagnes.
JSS : Tolkien était un écrivain, un poète mais aussi un philologue et un professeur de langues. Ces deux disciplines appartiennent aux sciences humaines et sociales. Donc on peut dire que Tolkien était aussi scientifique. En fait, comme l’explique l’historienne Isabelle Pantin dans notre ouvrage, l’auteur entretenait avec les sciences une relation à plusieurs visages.
La Terre du Milieu serait-elle la même si Tolkien s’appuyait sur le monde d’aujourd’hui ?
LM : Je pense que la Terre du Milieu aurait le même visage mais les dangers seraient très différents. Est-ce que Saruman ne fabriquerait pas ses Uruk-hais à l’aide de Crispr Cas-9 ? A l’époque de Tolkien, la génétique était à ses balbutiements. Si les outils de mise en œuvre seraient différents, la trame n’aurait pas subi de changement drastique. Nous aurions eu le même schéma intemporel du Mal contre le Bien. Peut-être que Tolkien serait contre le transhumanisme.
JSS : Voilà un très beau projet de livre ! (rires) Plus sérieusement, repenser le legendarium de Tolkien avec les contraintes du monde moderne, c’est un peu ce que fait mon ami Jean-Claude Dunyach : dans ses romans, les trolls doivent demander à leur hiérarchie un ordre de mission pour envahir un pays, et les zombies disposent d’un budget réduit pour la propagation de leur maladie ! Pour revenir à Tolkien, je pense que son monde est universel. L’actualité nous montre toujours que le pouvoir corrompt, comme l’Anneau, et que les nouvelles technologies ne sont pas toujours employées a bon escient…
Enfin, qu’attendez-vous de la prochaine série d’Amazon sur le sujet ?
LM : Rien ! J’ai du mal avec Amazon. Je ne suis même pas sûr de regarder la série. Disons qu’elle attise chez moi une curiosité distante. De toutes les façons, le tournage n’a même pas commencé. Nous savons juste qu’ils retournent en Nouvelle-Zélande, ce qui est toujours ça de pris.
JSS : Quant à moi, j’espère que cette série respectera l’œuvre… et que j’aurai de nouveaux monstres à me mettre sous la dent !
« Tolkien et les Sciences » (383p), aux éditions Belin, est disponible en librairie depuis le 16 octobre 2019.
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