Dans un monde qui associe bien souvent « indés » au mot « fragilité », on devient curieux quand un studio tord le cou à cette équation simpliste.
Et pourtant, aussi protéiforme soit-il, le jeu indépendant invoque des images plus persistantes que d’autres dans nos esprits de joueurs chevronnés. On imagine assez machinalement un jeu tout en pixels, un platformer 2D quand ce n’est pas un Rogue-like procédural. Peu importe au final, tous sont à nos yeux de courageux David aux idées rafraîchissantes et concepts inédits face au grand méchant Goliath triple A qui obstrue notre champ de vision à grands renforts d’opérations marketing.
Puis on se frotte un peu les yeux et les choses changent du tout au tout.
Ce marché qui avait autrefois le vent en poupe se confronte aujourd’hui au même problème que le géant tant décrié. Une saturation totale du marché, évidente à une époque où les outils et leur simplicité d’utilisation permettent à tout le monde de créer un jeu vidéo. Les « petits jeux » pullulent, quelques concepts émergent, très vite étouffés par une armée de clones. Quand une poignée de studios sort la tête de l’eau c’est une ribambelle d’équipes aux genoux un peu plus fragiles qui s’effondrent. Parfois dans une discrétion relativement gênante.
Confrontés finalement aux mêmes problématiques que le jeu vidéo « classique », certains indés rentrent dans le rang et se mettent à répliquer les recettes du grand frère pour survivre : des remake, des portages et des suites pas toujours très inspirées. Une direction complètement assumée par le duo de Shiro Games qui doit sa bonne santé à l’ingéniosité de son Evoland, petit RPG pour rigoler né après 25 heures de gestation lors d’une Ludum Dare en août 2012.
Le début d’une belle aventure.
Après Ludum Dare j’ai eu 300 000 visites sur le site sur lequel j’avais hébergé le jeu. Alors on s’est dit que ça pouvait être sympa d’en faire une version un peu plus grosse. En 25 h je n’ai pas eu le temps de mettre en place toutes les idées que j’avais eu pour le jeu. Et puis ça nous permettait de rôder l’équipe avec laquelle on commençait tout juste à travailler.
Evoland Classic : http://evoland.shirogames.com/classic
On était quatre quand on a lancé Shiro Games. Sébastien, moi, un graphiste 2D et un graphiste 3D en renfort. J’étais à la programmation et Sébastien s’occupait du reste (game design, business dev, marketing, etc.).
Puis on a sorti le jeu. On avait très peu d’ambition finalement. On savait que le jeu allait un peu buzzer mais pas à ce point. On se disait qu’on allait tester le marché en sortant un petit jeu sur Steam et il se trouve que c’est un énorme succès. Aujourd’hui on a dépassé les 500 000 copies toutes plates-formes confondues (ndlr : le jeu a été porté sur iOS et Android en début d’année).
Pourrtant, Shiro Games ne doit pas sa naissance à Evoland.
[nextpage title=”Until Dark, le (trop) gros morceau”]
Le jeu n’est pas long (5-6 h en prenant son temps) mais il se moque tendrement d’un genre aux codes surannés, surexploités avec acharnement par ses plus fervents défenseurs. Evoland pousse la blague jusqu’à afficher fièrement son absence totale de game system, misant toute sa progression sur des références devenues légendaires et leurs détournements cocasses.
Evoland est un succès inattendu, une étape qui doit rapidement laisser place au projet beaucoup plus ambitieux qui réunit Sébastien Vidal et Nicolas Cannasse à l’origine.
Un projet du nom d’Until Dark, le jeu que nous étions supposés voir à la gamescom 2014.
Pour eux, Evoland n’était tout juste qu’un en-cas…
Avant de commencer sur un gros projet comme Until Dark, on s’est dit qu’on allait commencer par plus petit pour rôder notre techno et nos outils. On pensait sincèrement qu’on allait boucler ça en deux mois puis passer à autre chose. J’avais mis deux jours tout seul, j’étais donc plutôt confiant. On a finalement mis quatre mois et demi, ce qui reste relativement peu pour un jeu vidéo.
Evoland est sorti début avril 2013. Le succès du jeu nous a permis de repasser sur Until Dark et d’y consacrer plus de temps maintenant qu’on avait un peu de fonds. Bon, il a fallu consacrer un peu de temps à gérer le succès d’Evoland avant de véritablement se lancer dedans, mais on était prêt.
Until Dark est un projet titanesque. La seule définition du jeu fiche un mal de crâne pas possible : il s’agit un open world, procédural, sandbox, jouable en co-op, avec du crafting et une petite ambiance survival. Dans l’idée, difficile de ne pas penser à Minecraft, les blocs pixelisés en moins.
Coup de théâtre (qui n’en est pas vraiment un) : Until Dark est abandonné après dix mois de développement. Les idées sont là mais Nicolas et Sébastien peinent à les appliquer. Ils ne savent plus où ils vont.
Until Dark a été très compliqué à mettre en place. On avait une vision des choses, un univers, mais ce n’était pas aussi intéressant qu’on l’espérait. On aurait pu le sortir en early access mais il aurait été comme beaucoup d’autres, très limité en termes de contenu et d’interactions. Bref, le jeu n’aurait jamais été à la hauteur et personne n’en serait sorti gagnant.
On est parti du principe que si on n’arrivait pas nous-mêmes à solutionner nos problèmes de gameplay, ce n’est pas la communauté de joueurs qui allait les résoudre. Le procédural est très compliqué à maîtriser. On n’y arrivait pas, alors on s’est dit qu’on allait arrêter les frais et conserver l’esprit de tout ce qu’on a fait pour un autre projet, plus tard. On avait des choses qui fonctionnaient très bien ceci dit, mais cela n’atteignait pas le niveau qu’on s’était fixé.
Abandon définitif ou remise à plus tard ?
Le projet tel qu’il a été conçu et tel qu’il a démarré est abandonné dans le sens où on ne fera pas le jeu qu’on avait prévu dès le départ. On a produit un monde avec des visuels et une ambiance qui nous plaisait beaucoup mais ça ne suffit pas pour faire un jeu qui se tient.
On a beaucoup parlé avec l’équipe (nous étions 8 personnes, 10 avec les CDD). C’est toujours une décision très compliquée à prendre d’abandonner un projet. Que ce soit le stopper ou simplement de le mettre en pause selon la terminologie. À titre personnel je le considère comme complètement stoppé.
Il y a des choses qu’on veut reprendre, certains aspects de gameplay me plaisent toujours. Le fait d’être dans un monde dans lequel on produit des ressources est une idée que j’adapte actuellement pour le prochain jeu.
En l’état, faute de solutions, on a plus de projet pour Until Dark. Mais si le déclic se fait et que l’on trouve une solution à la problématique qu’on avait à l’époque, ça pourrait très bien se relancer.
La raison d’être du studio cesse brusquement d’exister… sous les yeux du petit Evoland qui prend de plus en plus de place, qui met de plus en plus de pression sur les épaules de Nicolas et Sébastien. Ces derniers ne tardent d’ailleurs pas longtemps avant de reconsidérer les choses sous un autre angle.
[nextpage title=”L’inattendu Evoland 2″]
Est-ce que vous aviez déjà envisagé une suite à Evoland avant ce moment-là ?
On n’avait pas envisagé une suite, non. On ne se voyait pas repartir sur le même projet avec la même évolution linéaire. Ou alors le refaire avec des graphismes un peu plus jolis, mais bon…
On s’est posé et on a finalement trouvé pas mal de choses qui pouvaient devenir Evoland 2 en les reprenant d’une autre façon. On voulait rompre cette linéarité qui part d’un temps donné, créer plusieurs époques et voyager librement entre celles-ci.
Evoland repose sur un gimmick précis : le voyage dans l’histoire du jeu vidéo et ses gentils travers. N’était-ce pas risqué de partir du même principe ?
C’était le problème qu’on a eu en attaquant Evoland 2 : aller au-delà d’Evoland 1. Ce sont surtout les évolutions graphiques qui marquent beaucoup le joueur dans Evoland 1. Reprendre ce concept et le repartir équitablement sur toute la durée de l’expérience Evoland 2 était impossible (ndlr : le jeu avoisine 20 h, au lieu de 3-4 h pour le premier). En conservant le même rythme que le premier il aurait fallu au moins 60 changements de ce type. Trop de micro changements de ce type n’auraient finalement eu aucun impact sur le joueur.
Le manque de changement et d’exploitation des différents gameplays du premier épisode était un reproche qui revenait souvent et que l’on voulait corriger. On l’assume complètement dans Evoland 1 parce qu’on était plus une expérience qu’un jeu traditionnel. On n’avait pas développé un game system, ce n’était pas le but à l’époque. C’était devenu d’un coup la principale difficulté d’Evoland 2.
Evoland 2 répond aux exigences des gens qui voulaient un « vrai » RPG et qui sont passés à côté de l’aspect caricatural du premier ?
C’est un jeu différent pour moi. On peut comparer le 1 et le 2, il y a ceux qui préféreront le 1 au 2, ou vice versa. Il y a finalement des joueurs qui nous reprochent de ne pas avoir fait une version améliorée du 1. Mais globalement, les joueurs qui aiment les RPG de l’époque Snes retrouvent beaucoup de ces choses dans Evoland 2.
Il s’est passé à peine un mois entre la fin d’Until Dark et le début d’Evoland 2. Est-ce que vous l’avez sorti dans l’urgence ou vous avez eu le temps de digérer tranquillement tous les bons et mauvais aspects du premier épisode ?
D’un point de vue financier on n’avait pas de problème particulier, Evoland 1 s’étant très bien vendu. On reste une petite structure, on a de quoi tenir. On a ce luxe que n’ont pas tous les développeurs indépendants. On l’avait et on l’a toujours d’ailleurs, et tant que les jeux marchent bien pour nous on continue de les faire de la façon dont on voudrait qu’ils soient fait, en prenant le temps qu’il faut. Ce qui ne nous a pas empêché d’avoir des petits soucis techniques au lancement. Quelques bugs étaient passés au travers par exemple. Le souci se posait surtout en termes de timing. On ne voulait pas trop retarder le jeu pour ne pas le sortir en même temps que les blockbusters de fin d’année.
Les chiffres de vente suivent vos prévisions ?
C’est moins bon que ce que l’on avait en tête. Les très bons chiffres d’Evoland 1 ont trompé nos projections mais on ne se fait aucun souci sur la rentabilité du projet sur le long terme.
Un portage sur tablette à l’image du premier Evoland est prévu ?
Ça risque d’être plus compliqué, on a de la 3D beaucoup plus complexe en termes de rendu. Sur consoles par contre c’est plus envisageable. Il se trouve que nous sommes agréés Xbox Live et Playstation depuis peu, du coup on réfléchit à sortir Evoland 1 et 2 sous cette forme là. Mais on a rien annoncé, ça reste encore à l’état de projet.
[nextpage title=”Et la suite ?”]
Du coup, pour la suite, vous imaginez quelque chose dans la veine d’Until Dark ?
On peut en parler un tout petit peu. Je travaille actuellement sur un jeu de gestion. On est en vue du dessus, à la souris. On change complètement de style. Ça fait à peine deux mois qu’on est dessus, à vrai dire on est toujours un peu dans l’après Evoland 2, à s’occuper des petites choses à corriger par exemple.
Si le jeu de gestion ne prend pas la voie escomptée, il y a des chances de vous revoir pour un troisième Evoland ?
Il y a plein de choses à faire sur le jeu de gestion mais il y a beaucoup moins d’inconnues que sur Until Dark. C’est un exercice différent, peut-être on fera un très bon jeu, peut-être on fera un très mauvais jeu, on ne sait pas encore, mais on fera un jeu et il sortira, ça c’est certain !
C’est devenu votre leitmotiv depuis Until Dark ?
Non, je ne sortirai pas volontairement un mauvais jeu si je sais qu’il est mauvais. Je pense juste qu’on peut arriver à travailler ce projet jusqu’à ce qu’il soit bon. Est-ce que les joueurs le trouveront excellent ou magnifique ? Ce sera à eux de juger.
Il y a des projets qui sont de véritables jungles à défricher et d’autres où l’on sait clairement quel est le chemin à prendre.
Until Dark vous a apporté le recul nécessaire pour parvenir à penser un projet de manière plus précise et réalisable ?
Je ne pense pas que ce soit une question de recul mais plus une question de projet. C’était sûrement plus un problème d’ambition entre ce qu’on avait en tête et parvenir à trouver des solutions de gameplay sur des problèmes très particuliers que sont le procédural et le multijoueur.
Until Dark ne vous a pas pour autant coupé définitivement du procédural, une façon de concevoir le jeu extrêmement répandue dans le milieu indé ?
Non, non, techniquement ça m’intéresse beaucoup. Je suis amateur de ce genre de jeu et j’en ai réalisé plusieurs dans le passé lorsque j’étais encore chez Motion-Twin (ndlr : MotionBall 2, Kingdom, Odyssey ou Galaxy55 pour en citer quelques uns).
Mais c’est en contrepartie ce qui nous a été fatal : quand on mélange à la fois l’aléatoirité du procédural avec l’absence de motifs clairs. Dans Binding of Isaac, l’aléatoire vient enrichir l’expérience. La solution dans Until Dark aurait été de garder un gameplay extrêmement sandbox, soit de partir dans le procédural mais avec un gameplay plus resserré. Dans les deux cas on sortait de ce que l’on voulait faire et on avait pas les solutions immédiates pour y arriver. J’ai toujours des idées mais je n’ai pas l’énergie pour m’y remettre de suite.
Peut-être en grossissant vos effectifs ?
Peut-être oui. On grossit petit à petit. On continue de se développer et de recruter. On devrait recruter d’ici l’année prochaine. Et toujours pas de soucis de ce côté-là, on reste en fond propre.
C’est tout ce qu’on souhaite à des indés !
Evoland sur Steam (9,99 euros)
Evoland 2 sur Steam (19,99 euros)
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