Nouveau jeu, nouvelles ambitions
Pour celui qui avait visité ses anciens locaux, le constat est sans appel : Arkane a bien changé. Autrefois situé dans le centre-gare de la Part-Dieu, le studio lyonnais a pris ses quartiers à Confluence, ancienne zone industrielle réhabilitée en pôle d’attraction de nouvelles entreprises et centre commerciaux. Installé au sommet d’une ancienne sucrerie, d’où il jouit d’une vue imprenable sur le reste de la ville, Arkane occupe un seul et même étage, converti en plateau de développement courant sur 1200 m2 découpés en multiples open-space. Alors que le gros de l’équipe était constitué d’une soixantaine de développeurs pour le premier Dishonored, elle prétend désormais au double, nécessaire face à l’ampleur de la tâche qui l’attendait. En guise d’accueil, une demi-dizaine de bustes, sculptés d’après certains personnages du jeu, toisent les visiteurs, comme un cerbère gardant l’entrée d’une maison d’artisans orfèvres. Découpé en plusieurs secteurs (programmation, level design, artistes…), le plateau donne, malgré sa grandeur et sa densité, une impression d’homogénéité et de continuité totale, où les gens circulent dans ses travées latérales dans un flux constant de pas feutrés. Pour accéder à la terrasse, qui encercle tout l’étage, chaque employé doit pourtant traverser tout le plateau pour atteindre son seul accès. Méthode efficace, nous souffle-t-on en off, pour favoriser l’interaction entre développeurs de tous départements, au jour le jour.
Préserver le contact humain
« Même si le succès nous fait grossir et déménager dans un espace plus grand, il fallait préserver à tout prix le contact humain entre les équipes, nous confirme Romuald Capron, qui officie en tant que Directeur des Opérations depuis 2005. Arkane reste un studio à l’esprit artisanal, collectif et un peu rock n’roll, comme dans une grande famille. Le risque, quand on fait du AAA, c’est de voir disparaître la dynamique humaine parce qu’il y a trop de moyens mis en jeux. Si nos jeux ont cette saveur, c’est grâce en partie à cette dynamique. »
Même si le studio est à 4 mois de la sortie du jeu, l’ambiance semble calme et sereine. En plus du ballet incessant de marcheurs dans les travées, on repère d’autres originalités : des bureaux montés sur roulettes pour qui veut le déménager sans contrainte, méthode libertaire qu’on sent inspirée de Valve (« ça permet de réorchestrer un open space en quelques heures », nous confirme Capron), ou encore des écrans qui affichent en temps réel le nombre de bugs restant sur le jeu, dont l’oscillation évoque celle d’un CAC 40 à la Bourse, mais ne semble jamais dérégler l’harmonie studieuse de ses occupants.
[nextpage title=”Au berceau”]
Force tranquille
Avant de devenir cette ruche à la force tranquille, Arkane a commencé, comme beaucoup, par une poignée d’ambitieux, bien décidés à se tailler la part du lion. Créé en 1999, le studio est à l’initiative d’anciens employés d’Electronic Arts et Atari Lyon en quête d’indépendance. En première ligne, Raphaël Colantonio joue le grand manitou précurseur et créatif, et impose d’emblée l’horizon éditorial de son frêle esquif : se spécialiser dans les expériences en vue subjective (ou First Person Immersive dans le jargon) et tenter de révolutionner le genre. Rien que ça.
Le premier coup d’essai (pas loin d’être un coup de maître) se nomme Arx Fatalis. Parrainé par l’éditeur Jowood, le studio se compose alors de 5 membres fondateurs, qui double (à peine) ses effectifs pour mener le projet à terme, dans une ambiance très garage. Aujourd’hui level designer en chef, Christophe Carrier se remémore de ces années comme le rodage d’une méthodologie unique, qui perdurera au fil des développement. « Comme on était peu nombreux, chacun faisait un peu de tout sur Arx Fatalis, sans aucune hiérarchie. La philosophie d’Arkane s’est créée à partir de cette composante libre et improvisée. Dès le début, on a pris l’habitude d’itérer très vite : si quelque chose ne marchait pas, on le modifiait à la volée. Tout devait fuser, sans se poser la question de qui fait quoi dans la boite.»
Repéré par Valve
Cet esprit itératif va façonner la faculté d’Arkane a construire des gameplays composites, de véritables hybridations, casse-gueules en apparence, mais terriblement novatrices une fois jouées sur l’écran. Repéré par Valve, le studio lyonnais gagne la sympathie de l’éditeur yankee, qui lui prête le code du Source Engine et le support technique, sans contrepartie. Le vent en poupe, Arkane convainc Ubisoft de l’embaucher pour un nouvel action-RPG estampillé Might & Magic, entièrement en vue FPS. Le résultat, admirable, se nomme Dark Messiah, et cartonne à nouveau. Si le résultat final est à la hauteur des ambitions, c’est qu’Arkane sait définitivement prouver que l’hybridation reste sa force première, et va progressivement devenir un art à part entière. Embauché lors de la pré-production de Dishonored en tant que game designer, Dinga Bakaba a choisi le studio lyonnais pour cette fameuse réputation d’alchimiste en jouabilités. « La plupart des gens qui bossent à Arkane ont grandi avec des jeux hybride comme Ultima Underworld, System Shock ou Deus Ex. Notre envie, c’est de montrer qu’un jeu hybride, qu’il alterne action, RPG ou infiltration, peut être aussi bon, voire meilleur, qu’un jeu spécialisé dans une discipline. Cet équilibre, c’est notre combat quotidien : on ne peut pas accepter l’idée qu’une composante de nos jeux soit plus faible que l’autre ».
[nextpage title=”Avant la gloire, les vaches maigres”]
“Si on ne sent pas les choses, on n’y va pas”
« Faire un jeu chez nous, c’est toujours signer un pari risqué, assure Romuald Capron. On a nos idées, nos convictions, notre façon de faire. Si on ne sent pas les choses, on n’y va pas. Travailler avec ce genre de studio, avec ses idées un peu fofolles et ses univers barré, ça peut faire peur à un éditeur, surtout quand on lui dit qu’on veut faire du AAA. » Cet esprit frondeur, s’il s’affiche aujourd’hui en étendard conquérant, n’a pas toujours été bénéfique pour Arkane. Après Dark Messiah, le studio enchaîne les rendez-vous manqués. Parti à Austin pour monter une nouvelle antenne d’Arkane, et mettre un pied sur le marché américain, Colantonio se rapproche de nombreuses pointures du jeu vidéo : Harvey Smith (Deus Ex), Doug Church (Ultima Underworld) ou encore Viktor Antonov, popularisé pour son travail artistique sur Half-Life 2.
Les projets se multiplient, mais capotent : LMNO, un blockbuster chez Electronic Arts qui laisse rêveur par son casting (Steven Spielberg, Doug Church et Randy Smith) ; Return to Ravenholm, un add-on d’Half-Life 2 dans la lignée d’Opposing Force, ou encore The Crossing, jeu d’exploration situé dans les rues d’une Paris bidimensionnelle, à cheval sur deux époques, une nouvelle fois sous l’égide de Valve. Tout ça reste tristement lettre morte. Situation d’autant plus critique que la Sili-Rhône Valley, autrefois temple du jeu vidéo français, bat sérieusement de l’aile, alignant une à une les fermetures de studios lyonnais. « On s’est pris la crise de 2008 de plein fouet, confirme Carrier, et on a failli crever, plus d’une fois. À l’époque, les autres studios commençaient à laisser leurs ambitions au placard et accepter tout ce qui passait pour pouvoir survivre. Aujourd’hui, ils ne sont plus là. Nous, on a rien lâché. Comme on ne voulait faire qu’un type de jeu, on s’est dit : “Tant pis si on se plante, on redémarrera autre chose, pas forcément dans le jeu vidéo. Mais on ne lâche rien.” Et on a rien lâché. Ça reste un coup de poker monstrueux. »
La bonne étoile
Coup de bol : après avoir aidé 2K sur Bioshock 2, Arkane s’attire les faveurs de Bethesda, dont la double activité d’éditeur/développeur de jeux exigeants favorise la bonne entente entre les deux parties. Pour son dernier coup de chance, Arkane récupère les droits de Dishonored, jeu d’action censé se passer au Japon médiéval (d’où le « déshonneur » du titre). Très vite, le jeu change de forme et de cadre, soumis aux envies d’Arkane. Se construit peu à peu un jeu d’infiltration campé par un assassin aux pouvoirs surnaturels, qui se déroule dans une métropole retro-futuriste aux architectures inspirées de Londres et Edimbourg. Un jeu dont le gameplay (supervisé en partie par Harvey Smith) se veut aussi pointu que la direction artistique des lieux, chapeautée par Sébastien Mitton, Viktor Antonov et toute une ribambelle d’artistes maniaques du détail qui tue. Quand le jeu sort en 2012, Arkane connaît un succès sans précédent. Considéré comme un des meilleurs jeux de l’année par une grande majorité de médias et de joueurs, Dishonored signe aussi un joli succès pour le studio, qui peut enfin souffler. Non seulement la tempête est passée, mais il vient de s’assurer le droit de réaliser une suite, aux moyens plus confortables.
[nextpage title=”Le paquebot tranquille”]
Des jeux qui ont une âme
Aujourd’hui, Arkane semble loin de ses velléités de petite équipe multitâche. Devant les moyens demandés par Karnaca, son nouvel espace de jeu à la densité spectaculaire, le studio a dû muscler ses effectifs, et multiplier les postes à étiquette. Quoiqu’il en soit, les vétérans veillent au grain, pour que l’âme pionnière du studio irrigue chaque décision. « La richesse de nos jeux est une richesse qui vient d’abord de l’association de chaque talent individuel, confirme Romuald Capron. Mon travail, c’est de protéger cette richesse de tous les éléments corporatistes qui viendraient la dénaturer. Ici, le game design garde une place fondamentale. Les game designers restent responsables de leur feature de gameplay, les développements se font de manière organique, sans trop de barrière hiérarchique, pour conserver la fraicheur des idées. C’est pour ça qu’on est très sélectif à l’entrée quand on choisit nos développeurs : cette philosophie ne plait pas à tout le monde, et ça arrive que certains ne restent pas parce qu’ils n’arrivent pas à y adhérer. »
Fatalement, les décisions de gameplay ne peuvent plus se faire à la volée comme aux premiers temps, tant l’inertie de commandement général est plus lourde. « Il faut voir notre évolution comme une métaphore du hors-bord et du paquebot, confirme Carrier. Quand on prend une décision, un hors-bord est plus facile et rapide à manœuvrer. Pour un paquebot, la manœuvre prend beaucoup plus de temps, puisque chaque département doit faire valoir son mot à dire, pour éviter que ses membres ne bossent pas pour rien. Du coup, le plus dur, au jour le jour, c’est de conserver cette souplesse de communication entre départements. C’est pour ça qu’on croit énormément aux playtests, qu’on échange beaucoup entre développeurs, en salle de repos notamment, pour garantir l’émergence et l’improvisation de choix qu’on veut retrouver dans nos jeux. »
Un nouveau rêve ludique
De toute évidence, vue la gageure de livrer une suite à Dishonored à la hauteur des attentes de ses fans, la pression est là. S’il se sait attendu au tournant, Arkane reste serein (en façade). Loin de se précipiter, le studio s’est accordé 4 ans (« et encore, c’est juste », entend-on en off) pour donner corps à son nouveau rêve ludique, qu’il désire aussi mémorable, si ce n’est d’avantage, que le premier. En guise d’adieu, on ose demander : qu’est-ce qui drive la passion de ces artisans au quotidien ? La réponse nous vient de Dinga Bakaba : « Un de nos piliers majeurs de développement sur Dishonored reste le « High Contrast ». Le fait de savoir équilibrer les moments de tension et de repos, la violence face à la tempérance, l’action tactique puis la contemplation, purement gratuite, d’un décor ou d’une atmosphère. Quand on crée un jeu à systèmes, on livre d’abord une boîte à outils : à chacun ensuite de construire la montagne russe qui lui plait. Si on fait des jeux immersifs, c’est parce qu’on veut que chaque joueur se les accaparent et se créent ses propres souvenirs, en pesant chaque choix qu’il fait. Ça fait partie de la promesse du jeu vidéo, depuis que j’y joue gamin. Cette promesse, c’est elle qui nous fait venir bosser ici chaque matin. »
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