En 2013, Edward Snowden révélait l’existence de plusieurs programmes d’écoute massive de la population américaine et britannique menés par la NSA. Quelques années plus tôt en France, la pneumologue Irène Frachon publiait Mediator, combien de morts ?, contribuant au lancement de ce qui deviendra rapidement un véritable scandale sanitaire.
Depuis quelques années déjà, le terme “lanceur d’alerte” a largement imprégné l’histoire moderne occidentale, permettant à des citoyens ordinaires de mettre en lumière les agissements de certaines organisations. Pas plus tard que ce mois-ci, l’ancienne employée de Facebook Frances Haugen dénonçait dans une enquête du Wall Street Journal les Facebook Files, une série de documents internes prouvant que le groupe de Mark Zuckerberg fermait délibérément les yeux sur l’impact négatif qu’il avait sur ses plus jeunes utilisateurs.
Qu’il s’agisse d’Edward Snowden ou de Julian Assange dans l’affaire WikiLeaks, certains lanceurs d’alerte sont aujourd’hui devenus — parfois malgré eux — aussi célèbres que la cause qu’ils incarnent. Pour autant, leur parcours n’a rien d’une fiction romanesque, met en garde l’excellente enquête graphique Lanceurs d’Alerte de Flore Talamon et Bruno Loth, publiée depuis le 13 octobre dernier aux éditions Delcourt.
Ni vocation ni métier, “c’est un engagement personnel qui fait face à une situation que l’on juge, en son âme et conscience, inacceptable”, explique la médecin Irène Frachon dans une préface percutante. Héros par conviction, par hasard ou même par opportunisme — on se souvient de Brittany Kaiser dans l’affaire Cambridge Analytica et le documentaire Netflix The Great Hack — la docteure en médecine rappelle cependant que si “un lanceur d’alerte n’est pas un agneau”, sa protection n’en reste pas moins primordiale dans ce type d’affaires.
Lanceur d’alerte : pourquoi ?
N’est pas lanceur d’alerte qui veut. Pour obtenir ce statut juridique en France, et donc bénéficier d’une protection pénale adaptée, il faut répondre à plusieurs critères, rappelle Nadège Buquet, cofondatrice de la Maison des Lanceurs d’Alerte : “Toute la difficulté, c’est de rentrer dans différentes cases pour qu’à terme, la justice vous reconnaisse ce statut”. Conformément à la loi du 9 décembre 2016, dite Sapin 2, l’une des prérogatives les plus importantes est d’avoir été personnellement témoin d’un crime ou d’un délit qui constituerait une violation manifeste de la loi, d’un engagement international, ou une menace grave pour l’intérêt général.
Dans sa démarche, le lanceur d’alerte doit aussi pouvoir attester de sa bonne foi, et prouver qu’il agit selon un “motif raisonnable, sans contrepartie financière”. Une précision apportée par la directive européenne 2019/1937 qui devrait être applicable en France dès la fin de cette année, et viendra remplacer la notion floue “d’agissement désintéressé”. “On a gommé cette mention, et cela change beaucoup de choses”, explique Nadège Buquet. “Le désintéressement peut être tellement sujet à débat, que même s’il y a jurisprudence en la matière, ce critère peut parfois limiter la capacité à protéger le lanceur d’alerte”.
Qu’il s’agisse d’un scandale sanitaire, environnemental ou fiscal, le lanceur d’alerte doit au préalable s’assurer de la véracité des faits qu’il projette de dénoncer. Pour cela, la Maison des Lanceurs d’Alerte préconise l’accumulation de preuves solides avant tout signalement, qu’il soit interne à l’entreprise ou externe. Car en cas d’enquête, c’est au lanceur d’alerte qu’il incombera de prouver qu’il avait des motifs crédibles d’agir. L’organisation rappelle aussi qu’un dossier mal étayé pourra rendre une plainte irrecevable auprès d’un tribunal, privant ainsi son auteur du statut de lanceur d’alerte.
Employé ou citoyen, comment lancer l’alerte ?
Une fois les preuves accumulées, il est nécessaire de savoir à qui rapporter les faits. Si la situation concerne son employeur, le lanceur d’alerte doit au préalable informer sa hiérarchie. Une étape obligatoire, mais qui devrait bientôt devenir caduque avec l’application de la directive européenne 2019/1937. D’ici quelques mois, précise Nadège Buquet, il sera ainsi possible de signaler un problème en interne, ou de saisir directement une autorité compétente, comme le procureur ou le Défenseur des droits.
En cas de “danger grave imminent” ou de “risques de dommages irréversibles”, il sera aussi possible de contacter directement la presse. “C’est formidablement significatif comme évolution”, se félicite Nadège Buquet, “parce que quand on vous contraint d’abord à aller voir votre hiérarchie, votre alerte a évidemment peu de chances d’aboutir. C’est d’ailleurs une des grandes limites du système tel qu’il existe aujourd’hui”.
Attention cependant, certains corps de métiers sont automatiquement exclus du statut juridique du lanceur d’alerte établi par la loi Sapin 2. Il s’agit notamment de ceux couverts par le secret-défense, le secret médical ou le secret de l’avocat. L’article 7 du texte de loi prévoit cependant une immunité judiciaire en cas de divulgation “nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien”.
Pour les victimes d’une même entreprise, comme dans le cas du Mediator ou de la Dépakine, il est aussi possible de constituer une action groupée, introduite en France par la loi 2014-344 et son article 1. Cette dernière permet à plusieurs personnes de s’unir pour mener une action conjointe en justice. Attention cependant, cette alternative ne permet pas de bénéficier de la protection habituellement accordée aux lanceurs d’alerte, qui doivent pour le moment être représentés par une personne physique.
La nouvelle directive européenne de 2019 pourrait cependant introduire dès l’année prochaine le statut de facilitateur à des personnes morales. Ce rôle juridique particulier pourrait ainsi permettre à des associations de jouer le rôle d’interface entre un lanceur d’alerte (notamment dans le cas où il souhaiterait rester anonyme) et la justice.
Pour les lanceurs d’alerte citoyens — n’ayant aucun lien avec l’entreprise incriminée, la démarche est un peu différente. Contrairement à un employé, une personne extérieure à l’organisation quelle dénonce peut choisir de prendre directement contact avec les médias ou les autorités compétentes. Évidemment, le fait d’être étranger à une entreprise implique aussi quelques risques, et notamment des poursuites pénales en cas d’infractions ou de vol.
Plus généralement, la Maison des Lanceurs d’Alerte insiste aussi sur la nécessité de s’en tenir aux faits, en établissant une chronologie précise des évènements sans extrapoler la portée potentielle des actions dénoncées. Un moyen d’éviter de potentielles poursuites pour dénonciations calomnieuses ou violation professionnelle.
Un lanceur d’alerte peut-il rester anonyme ?
L’opération paraît difficile, tant certains lanceurs d’alertes font aujourd’hui figure de célébrités, face à un grand public friand d’incarnations chevaleresques. Pourtant, si on exclut les figures bien connues de certaines affaires médiatiques, il est théoriquement possible de rester anonyme, évitant ainsi une surexposition involontaire, ainsi que les risques de menaces et de représailles qu’implique le statut.
C’est notamment le cas d’Elliot, un lanceur d’alerte anonyme français présenté dans l’enquête de Flore Talamon et Bruno Loth, qui signale plus d’une centaine de failles informatiques sur les serveurs de son entreprise, avant d’alerter finalement l’opinion publique face à l’inaction de son employeur… tout en protégeant son identité. On rappelle qu’en France, révéler l’identité d’un lanceur d’alerte sans son consentement est un délit pénal passible d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende. C’est notamment dans cette optique que la loi Dati de 2010 permet aux journalistes de préserver l’anonymat total de leurs sources.
Évidemment, et surtout à l’heure du tout numérique, il est de plus en plus compliqué de s’assurer d’un anonymat total. Chaque message envoyé ou fichier consulté laisse des traces susceptibles d’identifier le lanceur d’alerte, comme c’était le cas pour Antoine Deltour et Raphaël Halet pendant l’affaire des LuxLeaks. Un récit précis des faits permet aussi bien souvent aux entreprises concernées de remonter jusqu’à l’identité de son auteur, raison de plus pour s’en tenir à un rapport factuel.
Comment protège-t-on les lanceurs d’alerte en France ?
En France, la loi Sapin 2 permet aux lanceurs d’alerte de bénéficier d’un régime de protection judiciaire adapté. L’article 6 notamment, définit officiellement le statut du lanceur d’alerte comme “une personne physique qui révèle ou signale, de manière désintéressée et de bonne foi, un crime ou un délit, une violation grave et manifeste d’un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France, d’un acte unilatéral d’une organisation internationale pris sur le fondement d’un tel engagement, de la loi ou du règlement, ou une menace ou un préjudice graves pour l’intérêt général, dont elle a eu personnellement connaissance”.
Officiellement, et à condition de remplir toutes les conditions nécessaires, la position de lanceur d’alerte assure ainsi une protection judiciaire complète. Dans la réalité, il s’agit pourtant d’un “statut incroyablement contraignant”, rappelle Nadège Buquet, qui déplore un manque d’homogénéisation à l’échelle européenne : “Aujourd’hui, on sait qu’une personne va hésiter à lancer l’alerte parce qu’elle ne sait pas à quoi ça va la mener. L’enjeu de cette évolution de la protection des lanceurs d’alerte, c’est justement donner suffisamment de garanties pour les encourager à prendre la parole”.
On sait pourtant que les choses ne sont pas aussi simples. À l’image de Julian Assange, réfugié à l’ambassade d’Équateur de Londres pendant sept ans puis incarcéré au Royaume-Uni en attente de son extradition vers les États-Unis, ou encore d’Edward Snowden, exilé à Hong Kong puis à Moscou, où l’américain a obtenu un titre de résident permanent après son refus d’asile par la France, les risques encourus par un lanceur d’alerte sont rarement sans conséquence. “Ce n’est pas possible d’imaginer qu’une personne se retienne de lancer une alerte parce qu’elle a peur pour son propre sort”, explique Nadège Buquet. “C’est précisément pour ça qu’il faut faciliter les choses. Oui, il faut se préparer à un parcours du combattant, mais notre rôle c’est justement que la personne n’ait plus à s’y préparer, car elle aura la garantie que les risques seront maîtrisés, et sa protection assurée dès le lancement de l’alerte”.
À l’échelle internationale, la directive adoptée fin 2019 par l’Union européenne devrait sonner comme une importante avancée en faveur des lanceurs d’alerte. Chacun des États membres doit à présent s’atteler à traduire le texte dans son propre droit national. En France, c’est au député Sylvain Waserman qu’incombe la responsabilité de proposer un projet de loi, qui devra être validé avant le 18 décembre 2021. “C’est un texte qui est très favorable à la protection des lanceurs d’alerte, il comporte des avancées significatives, parce que la directive européenne l’est elle-même. Mais même une fois la loi votée, il restera quantité de choses à aménager pour la rendre effective”, précise cependant Nadège Buquet, qui espère une mise en circulation “au mieux dans le courant de l’été 2022”.
En France, la Maison des Lanceurs d’Alerte permet depuis sa création en 2018, d’accompagner les lanceurs d’alerte dans leurs démarches, en leur apportant conseils juridiques, mais aussi protection en cas de besoin. L’organisation permet aussi de déposer directement des alertes d’intérêt public, mais aussi d’entrer en contact avec des plateformes tierces comme SecureDrop ou GlobaLeaks.
Imaginée en collaboration avec la Maison des Lanceurs d’Alertes, la bande dessinée de Flore Talamon et Bruno Loth s’impose comme une enquête passionnante sur cet univers nébuleux, tout en proposant un guide accessible et pratique à tous ceux qui voudraient — concrètement, en apprendre davantage sur les possibilités d’actions et les risques encourus. Une très belle entrée en matière, qu’on vous conseille ensuite de compléter par l’eBook Secrets et Lanceurs d’Alerte, disponible gratuitement sur le site officiel de l’organisation.
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Bonjour,
Ce n’est plus possible aujourd’hui. Si une personne lambda essaie, il sera de suite viré de tout réseau social pour complotisme…
La plupart des lanceurs d’alerte que je vois à la télé ont leur vie détruite à jamais …
Après faut assumer .
L’article est chouette et donne envie de prendre le bouquin pour un sujet aussi ambigu.