Bienvenue dans le futur – ou plutôt, dans un futur. Le Journal du Geek vous propose un exercice de réflexion un brin science-fictionnel décliné sur six axes thématiques, sur six visions de notre monde tel qu’il pourra être dans trente ans – en 2050. Cette série de chapitres composés chacun d’une partie narrative fictionnelle et d’une partie informative, n’a pas pour but de simplement dépeindre ce que nous espérons ou redoutons. Elle n’a pas non plus de caractère exhaustif et passera volontairement à côté de certains sujets dits, actuellement, « d’avenir ». Son humble objectif est d’apporter un regard nouveau – parfois, un peu dingue mais plus ou moins plausible – et de nous projeter, à l’aide d’experts sur les sujets abordés, sur l’évolution future de problématiques technologiques, culturelles et sociétales importantes. Après nos premiers volets consacrés à l’espace, au cinéma, à l’environnement, nous nous penchons cette fois sur la technologie. Vous êtes prêt ? Suivez le guide !
FICTION. « Il faut que tu changes ma batterie, frérot ! » Mon jeu s’est mis en pause instantanément sur mon casque Oculus VictoRy. Pendant un temps, j’ai pensé qu’il était défectueux. Il faut dire qu’Oculus, ce n’est plus ce que c’était depuis le démantèlement de Facebook dans les années 2030 et le rachat du studio par Microsoft. « Tu m’as entendu ? Fais gaffe, je connais le kung-fu ! » J’extirpe le casque de mes yeux et regarde mon écran d’ordinateur projeté sur le mur. Le visage de Keanu Reeves, un célèbre acteur il y a une quarantaine d’années, m’adresse la parole. C’est la personnalité que j’ai choisi de donner à mon « smarthub », après l’avoir vu boiter dans John Wick 6 : Cosmogonia, l’un de ces vieux « space movies » que mon ami V regarde bien trop souvent. A sa façon, il me signale que la batterie interne de mon « smarthub » Google Ara 3.0 reconditionné arrive à son terme et que je devrais en commander et en installer une autre. « Tu n’as qu’un mot à me dire et je te commande ça tout de suite, dude ! » Frustré, je lui réponds que je lui avais dit de limiter les alertes et les notifications pendant mon temps contractuel de jeu.
Keanu sait pourtant que mon abonnement aux services de Microsoft en dépend : je dois jouer un certain nombre d’heures par mois, à une sélection de jeux présélectionnés, pour vendre le minimum de mes données de jeu en échange de la non-exploitation de mes méta-données privées sur les réseaux sociaux et ailleurs. « Si tu ne changes pas de batterie, comment tu comptes te servir de moi hein ? » Keanu n’a pas tort, surtout que j’attends toujours le dernier message d’Artemis. Je lui demande de commander une nouvelle batterie sur le site du constructeur – et exactement la même afin qu’il ne choisisse pas automatiquement la dernière en date (et donc la plus chère) – et lui précise que je suis prêt à payer le prix d’une livraison en drone dès ce soir. « C’est fait », me signale Keanu alors que je m’apprête à remettre mon casque en place tandis que le « smarthub » se met en veille.
J’hésite un instant et lui demande de formuler automatiquement et d’envoyer un message à Artemis en fonction de nos précédentes interactions textuelles et orales. Le « smarthub » s’allume à nouveau devant moi et Keanu m’adresse à nouveau la parole, d’un ton sarcastique : « Morpheus m’a dit un jour : ‘Je ne peux que te montrer la porte, c’est à toi qu’il appartient de la franchir’. » Je lui réponds qu’il s’est encore trompé de film. Gêné, je décide de passer en mode commande simple : je lui dicte mon message puis je lui demande de me proposer des GIF appropriés à ajouter. Ces derniers défilent devant moi alors que je me saisis de mes lunettes connectées – les lentilles sont encore trop chers pour moi. Je fixe du regard le GIF qui m’intéresse et je lui ordonne de le sélectionner. Une seconde après, le message est envoyé. Je reprends le casque entre les mains car je ne veux pas accumuler trop de retards contractuels et devoir m’ingurgiter des pubs compensatrices pendant mon temps libre de déconnexion – si Facebook a disparu, c’est justement pour qu’on ne passe pas nos vies à vendre notre âme aux annonceurs ! Une fois encore, Keanu me signale une notification. Furieux, je lui demande ce qu’il me veut encore. Il me répond, sans la forme puisque le mode commande est toujours actif, que j’ai reçu un message. Je rougis quand je vois apparaître le nom d’Artemis. J’ordonne au « smarthub » de lire le message : « T’as encore des problèmes avec ton Keanu ? Le mien marche impec pourtant. Pour te répondre : Morpheus, c’est dans le premier Matrix. Tu l’as toujours pas vu ? Ça te dit qu’on le regarde ensemble ? Je dois encore pouvoir y avoir accès sur Netflix+. Allez je t’attends en visio. » Bon, tant pis pour les publicités, j’espère que Microsoft ne m’en voudra pas trop.
RÉALITÉ. Pour commencer, si la projection holographique façon Blade Runner 2049 n’est pas encore tout à fait au point à l’heure actuelle, l’omniprésence de l’interaction vocale avec nos objets connectés et les intelligences artificielles qui les régissent est presque une réalité. En 2018, il était déjà estimé qu’une recherche sur cinq était effectuée par le biais d’une commande vocale sur un appareil mobile. L’institut d’analyse Gartner pensait alors qu’en 2020, 30% des recherches web se feraient sans écran et que 50% seraient réalisées par commande vocale ou visuelle. Cette recherche visuelle est déjà expérimentée à l’heure actuelle, notamment par la start-up française Watiz. Elle a développé un outil qui permet de commander un vêtement vu dans un clip musical, simplement en cliquant dessus en pleine vidéo. L’assistant vocal intelligent, tel que nous le connaissons aujourd’hui, a donc toutes les chances de devenir le support d’interaction principal, au détriment du texte tapé sur un écran ou un clavier. En 2016, dans un article portant sur le smartphone de 2030, Laurence Allard, sociologue des usages numériques et de l’innovation, pressentait déjà que la communication orale allait faire son grand retour : « non plus pour discuter, mais pour commander. » Qu’il soit sous la forme d’un smartphone, d’une oreillette ou de lunettes connectées, cette commande serait dirigée vers un « hub » conversationnel grâce auquel l’utilisateur pourrait effectuer des recherches sur le web, envoyer des messages ou interagir avec des objets domotiques par la voix. Dans ce même article, Benoit Pereira da Silva, développeur et consultant indépendant en projets mobiles, justifiait cette tendance par le fait que « l’oralité est à la portée de presque tout le monde sur cette planète, contrairement à l’écriture ».
D’ailleurs, à propos des smartphones (si tant est qu’il en existe encore sous cette forme en 2050), il n’est pas impossible que le modèle technologique et consumériste favorisant la sortie d’un nouveau modèle tous les ans – voir tous les six mois – soit rendu caduque. Non sans l’aide d’un mouvement économique porté davantage sur l’écologie et le développement durable, qu’il soit citoyen ou gouvernemental, les décennies futures pourraient privilégier la systématisation du reconditionnement et l’avènement véritable du smartphone modulaire. Déjà en 2017, l’Institut Gfk, l’un des plus grands instituts d’études de marché d’Allemagne, recensait près de deux millions de téléphones reconditionnés vendus en France, contre 20 millions de nouveaux modèles – soit un téléphone en activité sur 10. Il estimait, par ailleurs, que ce marché vivrait une croissance de 25% par an. Rien d’étonnant lorsqu’on connaît le succès actuel d’une entreprise comme BackMarket. Du côté des smartphones modulaires, ces derniers peinent encore à s’imposer au-delà de la série Fairphone, qui n’est pas sans contrainte notamment financière. Le projet Ara de Google, dont la sortie d’un premier smartphone modulaire en 2016 était le but, n’a peut-être pas dit son dernier mot… Les dispositifs de réalité virtuelle ont bien eu une seconde chance, pourquoi pas lui aussi ?
Si on peut l’esquisser, il est impossible de savoir réellement ce que le futur nous réserve. Mais si l’année 2020 nous a appris une chose, c’est que tout peut arriver – y compris à des géants aussi imperturbables que les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft en tête). Dans 30 ans, le modèle économique sur lequel ces entreprises se basent – et plus particulièrement Google et Facebook – peut s’effondrer. La mise en place du RGPD en Union européenne ainsi que les multiples enquêtes antitrust et autres scandales nous montrent aujourd’hui la véritable ampleur de l’exploitation des méta-données des utilisateurs, dont le but est de vendre un ciblage presque parfait à des annonceurs et autres entités. Comme le rappellent les témoignages de professionnels de la Silicon Valley dans le documentaire Netflix Derrière nos écrans de fumée : si le produit est gratuit, c’est que l’utilisateur est le produit. En 2018, cet axiome s’est vérifiée lorsque Facebook a révélé que la quasi-totalité de ses revenus provenait de la valeur marchande des méta-données de chacun de ses deux milliards d’utilisateurs. Plus exactement, chacun d’eux lui rapportait alors 24,6 dollars, soit 49,2 milliards de ses 55,8 milliards de revenus. Face à cette réalité et devant le Congrès américain, Mark Zuckerberg, le patron de Facebook, a même évoqué la possibilité de rendre l’utilisation de son réseau social payante pour les membres ne souhaitant pas voir leurs données être collectées.
Que Facebook survive ou non d’ici là, ce modèle économique, partagée par Google, pourrait bien être abandonné en 2050. En septembre 2019, dans son rapport « Aux data, citoyens ! Pour une patrimonialité des données personnelles », le think-tank GénérationLibre imaginait, pour y parvenir, l’instauration d’un véritable droit de la propriété sur les données. Autrement dit : donner une valeur monétaire, tangible, à la donnée. Le groupe de penseurs prévoyait alors le déploiement de nouveaux modèles économiques relatifs aux données numériques : l’un rendrait l’utilisateur contractuellement lié à son expérience numérique, et la donnée servirait de paiement pour l’accès à certains services ; l’autre le rendrait propriétaire de ses propres données, accumulées dans un porte-monnaie virtuel, qu’il pourrait « vendre » à sa guise à des entreprises désireuses de les exploiter. Une start-up de La Rochelle, MyDataIsRich, propose déjà cette approche. L’individu dont les données sont exploitées décide quelles données il veut partager et à qui. Cela permettrait aux entreprises numériques qui recourent à ce système de ne plus nécessiter de cookies envahissants pour établir des profils de comportement de consommateur. « Comme avec la responsabilité écologique, il faut agir dans le sens d’une responsabilité numérique, pour défendre notre autonomie technologique, propose surtout Nikos Smyrnaios, chercheur en informatique à Toulouse et auteur de « Les GAFAM contre l’Internet, une économie politique du numérique », dans une interview donnée au Journal du Geek. Il faut développer la conscience politique sur les enjeux (de l’open-source) et les alternatives non-marchandes (mais aussi) favoriser une prise de contrôle publique des services numériques. » Peut-être qu’il ne faudra pas attendre 2050 pour cela.
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