“Fini de me déplacer, je me fais systématiquement livrer”, confie Sylvain*. Ce trentenaire parisien ne consomme pourtant qu’occasionnellement de la coke et de la MDMA. Mais pourquoi se fatiguer à aller les chercher lorsqu’on peut se faire livrer ces produits à l’adresse de son choix ? “Aujourd’hui, tout le monde le fait à Paris”, affirme-t-il. C’est d’ailleurs un de ses amis qui lui a donné le contact du dealer livreur. “Je n’ai pas eu besoin de le rencontrer au préalable. Nous avons échangé directement par téléphone. Il m’a simplement demandé le nom de la personne qui avait transmis son contact avant d’accepter de venir me livrer en scooter”, précise Sylvain.
“Un gramme acheté, un gramme offert”
Après avoir “disrupté” le commerce traditionnel, les nouvelles technologies sont-elles en train de bouleverser la façon dont s’opère le trafic de drogue ? Il semblerait que oui. Certains trafiquants ont par exemple construit des “call center” de la drogue à l’organisation aussi millimétrée que celle d’un Deliveroo. Ces structures disposent d’un réseau de plusieurs livreurs. Et les SMS promotionnels qu’elles envoient fréquemment à leurs clients (“Un gramme acheté, un gramme offert”; “Nouvel arrivage !”… ) montrent qu’elles maîtrisent le marketing mobile sur le bout des doigts.
Certaines sont particulièrement vigilantes, explique Alexandre Kauffmann, un journaliste et écrivain qui a suivi pendant plus d’un an une unité spéciale de la brigade des stupéfiants qui enquête sur les décès par overdose et en a tiré l’excellent livre ‘Surdose’ (Goutte d’or, 278 pages).
“Parfois, la ligne donnée aux clients est tenue par une personne qui n’est pas en France et qui va utiliser un deuxième téléphone pour contacter les livreurs et dispatcher les commandes”
Une précaution qui peut compliquer la tâche des enquêteurs lorsqu’ils essayent de remonter la filière. “Certains call center sont parfois adossés à une activité légale (ex: livraison de pizza) qui sert de vitrine. Cela permet de blanchir l’argent plus facilement”, précise Matthieu Noël, chef de la division à l’Office Central pour la Répression du Trafic Illicite des Stupéfiants (OCRTIS), un service de la Direction centrale de la Police judiciaire.
Communications chiffrées
Autre défi rencontré par les autorités ? L’utilisation de plus en plus fréquente d’applications permettant de chiffrer les communications (WhatsApp, Signal, etc.). “Lorsque c’est l’utilisateur qui a la clé permettant de déchiffrer les communications et pas l’éditeur de l’appli, il n’est pas possible de s’adresser à ce dernier pour la récupérer”, rappelle Matthieu Tirelli, directeur technique de Coding Days et consultant sur les questions de cyberdéfense.
[nextpage title=”Le développement du Darknet en sous-main”]Le trafic de stupéfiants se développe également sur le Darknet. “Des substances achetées dessus sont parfois massivement diffusées à des soirées”, confirme Nicolas Matenot, psychologue social et chef de projet Plus Belle la Nuit pour Bus 31/32, une association qui réalise, entre autres, de nombreuses actions de prévention des conduites à risques dans les espaces festifs. Pour l’heure, seule une petite part du trafic se déroule à cet endroit.
Un catalogue de substances extrêmement diversifié
Chargée d’étude du pôle Tendances Récentes et Nouvelles Drogues (TREND) de l’Observatoire Français des Drogues et des Toxicomanies (OFDT), Magali Martinez précise :“Certaines places de marché virtuelles où l’on vend des drogues sont répertoriées par des moteurs de recherche spécifiques. D’autres sont beaucoup plus fermées, il faut parfois être coopté ou payer l’entrée.” Un mode de fonctionnement qui ne semble pas décourager les utilisateurs. Dans un de ses rapports, l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (EMCDDA en anglais) note que le trafic de drogue sur le Darknet“semble se développer”.
L’attractivité de ce mode de vente provient de plusieurs éléments. On y trouve pour commencer un catalogue de substances bien plus diversifié que celui des dealers de rue. Les produits y ont par ailleurs la réputation d’être moins coupés.
Les clients laissent des avis sur les vendeurs
Les clients peuvent du reste publier et consulter des avis sur les vendeurs aussi facilement que sur Amazon ou Ebay. Il existe même des services appelés “escrow” qui se proposent de jouer les tiers de confiance entre les deux parties en conservant le paiement, le temps que la livraison soit effectuée. Bien sûr, pour les trafiquants, l’autre point fort du Darknet est l’important degré d’anonymat qu’il offre. D’ailleurs, selon l’EMCDDA, les techniques permettant de cacher l’identité des utilisateurs sur cet espace ne cessent de se perfectionner.
“De nouvelles cryptomonnaies fournissent à leurs utilisateurs un anonymat plus complet que le Bitcoin”, confie Teodora Groshkova, analyste scientifique à l’EMCDDA. Certaines intègrent par exemple “par défaut” des techniques utilisées pour blanchir l’argent.
“Elles vont effectuer toute une série d’échanges de façon à brouiller les pistes. À l’issue du processus, la monnaie semble propre”
Pas besoin ceci dit d’aller sur le Darknet pour trouver des dealers : ils opèrent également sur certains espaces virtuels bien plus classiques. “Au Royaume-Uni, en Norvège ou au Danemark, des réseaux tels que Facebook, Instagram ou Snapchat sont parfois utilisés pour vendre de la drogue”, explique Teodora Groshkova. Les dealers se servent de ces réseaux pour faire la promo de leurs produits et fixer des RDV à leurs clients. Une de nos sources s’est même souvenue d’une option bien plus insolite : les chats de jeux en ligne. “Il y a plusieurs années, mon meilleur ami utilisait celui d’un jeu pas très connu pour discuter avec ses clients” nous confie-t-elle amusée, sous couvert d’anonymat. Pour certaines catégories de produits, quelques vendeurs ne s’embarrassent même pas de telles précautions et se créent tout bonnement des sites internet traditionnels.
Pas destiné à la consommation humaine
Selon Matthieu Noël, chef de la division à l’OCRTIS, il s’agit souvent de vente de NPS, ces nouveaux produits de synthèse qui sont des substances chimiques psychoactives qui n’ont pas encore été classées “stupéfiant” au moment où elles sont mises en vente.
“Il y a en effet un délai de classification qui fait que les nouveaux produits conçus en labo bénéficient parfois d’un vide juridique momentané”
Ces plateformes protègent souvent leurs arrières en précisant que le produit livré n’est pas destiné à la consommation humaine. Dans tous les cas, l’enquête sur ce type de sites est en général complexe à mener. Le compte bancaire associé peut ainsi avoir été ouvert avec une carte d’identité volée. Et la plupart du temps, ces sites ne sont pas basés en France. “La police française aura donc besoin de l’appui de la police du pays où le site est basé pour poursuivre son investigation”, explique Magali Martinez, chargée d’étude du pôle TREND de l’OFDT.
[nextpage title=”Les méthodes de la police pour démanteler ces trafics”]“Je suis avec Marie, je te la présente ?”, “Ramène-moi une tablette de chocolat steuplé”. Le langage codé des dealers et de leurs clients n’est pas toujours un modèle de subtilité. Pour Marco qui vend de temps à autre un peu de weed “afin d’arrondir ses fins de mois”, pas question d’user de subterfuges aussi bateau.
“Mes contacts ont pour consigne de passer me voir directement. Je leur interdis de faire la moindre allusion à cela lorsqu’ils m’appellent ou m’envoient un SMS”, précise-t-il. Cela suffit-il à le faire passer sous les radars ? Probablement pas. Certes, les nouvelles technologies compliquent parfois la tâche des enquêteurs. Mais la police a tout de même un arsenal de techniques bien rodées pour démanteler les trafics.
Conversations sur écoutes
Les écoutes téléphoniques sont, dans bien des cas, au cœur de leurs enquêtes. “C’est souvent une corvée à faire. Les conversations sont en général assez barbantes et le fond sonore parfois particulièrement pénible si le dealer écoute par exemple la radio à plein volume dans sa voiture”, confie Alexandre Kauffmann, l’auteur du livre Surdoses. Une corvée peut-être, mais aussi une mine d’informations.“
“Même s’il s’agit d’une puce prépayée, la police arrive en général à identifier le propriétaire de la ligne au bout d’un moment” indique Alexandre Kauffmann
Selon l’auteur de Surdose, le dealer et ses interlocuteurs finissent en effet presque toujours par lâcher quelques informations qui, une fois croisées, permettent l’identification. À lui seul, le bornage téléphonique donne déjà des indications géographiques utiles. À chaque fois que le dealer passe un appel, il va en effet activer une antenne relais à proximité. Cela ne permet pas de le situer avec précision. Mais en analysant les antennes régulièrement activées (en particulier le soir et le matin), on peut avoir une idée assez précise du quartier dans lequel le vendeur vit. Si l’on ajoute à cela les éventuels détails lâchés au détour d’une conversation (le prénom, l’anniversaire d’un membre de la famille, etc.), il devient parfois assez aisé d’identifier l’utilisateur du téléphone.
“Certains trafiquants transportent sur eux deux téléphones, un personnel qui est à leur nom et un autre pour ‘les affaires’. Évidemment, si ces deux lignes activent fréquemment les mêmes bornes téléphoniques aux mêmes heures, cela finit par donner des indices sur l’identité du propriétaire”, explique Me Steeve Ruben, avocat pénaliste.
Clairement, la généralisation des téléphones portables a également aidé la police dans ses enquêtes. Dans son livre Surdose, Alexandre Kauffmann souligne d’ailleurs que si le taux d’élucidation des décès par overdose a bondi de 20 à 80 % en 20 ans, c’est principalement grâce à cela.
Effacer ses traces
Et les autorités n’ont sans doute pas fini de trouver de nouvelles manières de faire parler les téléphones. Encore récemment, la BBC révélait par exemple qu’au pays de Galle, la police avait réussi à analyser des empreintes digitales partielles qui apparaissaient dans une photo sur WhatsApp (le dealer avait envoyé une photo de sa main tenant un sachet rempli de comprimés d’ecstasy).
Au sein de la Police judiciaire, on est d’ailleurs formel. Oui, les technologies compliquent parfois l’enquête. Mais elles ne fournissent pas un anonymat complet. “Un trafiquant aura beaucoup de mal à effacer toutes ses traces et à conserver son anonymat de manière durable”, confie Matthieu Noël, chef de la division à l’Office Central pour la Répression du Trafic Illicite des Stupéfiants (OCRTIS).
Des places infiltrées sur le Darknet
Les autorités ont d’ailleurs réussi quelques jolis coups sur le Darknet. En juillet dernier, le FBI, la DEA, Europol et les autorités néerlandaises ont ainsi fait fermer Alphabay et Hansa, respectivement première et troisième places de marché illégales du Darknet à l’époque. “Lorsque les autorités ont fait fermer Alphabay, elles avaient déjà pris contrôle d’Hansa et elles ont continué de le faire fonctionner pendant un temps”, précise Matthieu Noël. Bien sûr, aucune transaction n’a été honorée. Mais cette opération secrète a permis d’étudier de près non seulement les usagers de la plateforme, mais aussi tous ceux qui se sont tournés vers Hansa après la fermeture d’Alphabay. Si les trafiquants savent mettre la technologie à profit, les enquêteurs savent donc bien, eux aussi, en tirer parti. Le jeu du chat et de la souris continue.
* Le prénom a été modifié afin de conserver l’anonymat de la source
Alerte drogue sur Facebook , échanges virtuels avec les usagers… la prévention investit Internet
Tester l’héroïne sans “se prendre la tête”. S’injecter de la drogue dans les yeux. Voilà le genre de préconisations dangereuses que voient parfois passer sur les forums, les associations qui travaillent à la réduction des risques liés au drogues. Bien sûr, Internet peut d’autre part constituer un formidable outil d’information. Alors les associations ont décidé d’investir aussi ce terrain.
Ecstasy fortement dosé. Nicolas Matenot , psychologue social et chef de projet Plus Belle La Nuit pour l’association Bus 31/32 détaille : “Les internautes nous envoient régulièrement des messages privés sur Facebook avec des questions”. Il peut s’agir par exemple de personnes qui s’interrogent sur le dosage d’un comprimé ou qui font un “bad trip”. “Ce type de réseau nous permet de les conseiller même s’ils habitent loin de nous et de les orienter vers des structures adaptées”, souligne Nicolas Matenot. L’équipe a également pris l’habitude de relayer sur sa page Facebook certaines alertes relatives aux drogues. “Ces derniers temps, beaucoup concernaient des ecstasys très fortement dosés”, confie-t-il.
Maraude virtuelle. Au sein de l’association Techno+, on a également bien conscience de la nécessité de mener des actions sur Internet pour mieux informer le public. “Nous avons plusieurs projets sur le feu notamment un projet de maraude virtuelle qui consiste à suivre les conversations sur les forums afin d’apporter des rectifications ou des précisions quand c’est nécessaire”, explique Fabrice Perez, un des volontaires. Il déplore cependant les difficultés que rencontrent, en France, les associations qui essayent de monter ce type de projet. “Il y a des référents publics au niveau des territoires physiques -les Agences Régionales de Santé- mais il n’y a pas de référent dédié au territoire virtuel. Les projets concernant Internet sont donc souvent plus difficiles à porter.”
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