Ce qui frappe, dès qu’on pose un pied dans Dishonored, c’est la patte unique donnée au décor et ses textures, qui semblent peintes à la main. Une identité picturale qui reflète avant tout l’esprit artisanal de son équipe créative: « Pour Dishonored 2, on a pu enfin créer notre moteur, le Void Engine [dérivé de l’Id Tech 5, que leur a prêté id Software] mieux adapté à nos visions. Le changement de génération de console nous a aussi permis de penser des niveaux plus grands et plus denses. Malgré tout, il restait exclu qu’on se repose sur notre techno et qu’on adapte nos méthodes en conséquence. Il y a un mantra que je répète souvent à mon équipe : ”Art is not graphics”. Tu dois aller fureter ailleurs que la seule culture 3D et polygonale pour construire ton imaginaire. »
Dans Dishonored 2, le cadre change radicalement : adieu sombre et orwélienne Dunwall, bonjour Karnaca, capitale de l’île méridionale de Serkonos, abandonnée à la végétation grimpante et au soleil de plomb, dont l’architecture se situe entre celles de Cuba, Capetown ou Barcelone. Un contraste visuel, même si le style respecte une forme de continuité du précédent, qui traduit l’envie de ses décorateurs de se renouveler : « Il fallait que le joueur se sente voyager, poursuit Mitton, qu’il ressente le poids du temps qui passe [le scénario se déroule 15 ans après le premier épisode, NDR]. Il a fallu tout repenser, car au départ, Karnaca, c’est juste un nom sur une carte. On a donc commencé par un gros travail de documentation sur les cultures hispaniques, latino-américaines et coloniales, sur la vie quotidienne des gens dans leurs villes, avant de penser notre vision. La facilité aurait été de chercher sur Google tout ce qui nous manquait. On a préféré aller au musée et ouvrir des bouquins. »
Ancien élève de l’école Emile Cohl de Lyon, Mitton a gardé cette inclinaison pour la polyvalence des disciplines. En guise d’inspiration, ses modèles vont des peintres naturalistes comme Eugène Buland ou Emile Friant, des illustrateurs d’affiches ou d’encarts publicitaires comme J.C. Leyendecker, ou des photographes comme Agustin Casasola, grand reporter de la Révolution mexicaine au début du 20e siècle. Tous ont en commun selon lui ce talent unique d’avoir su croquer des moments quotidiens ou triviaux de leurs modèles, tout en les sublimant d’une dimension poétique avec leur propre medium.
[nextpage title=”Conserver l’esprit originel”]
Parmi les nouvelles têtes artistiques sur le projet, on peut notamment citer l’arrivée des illustrateurs russe Sergey Kolesov et polonais Piotr Jablonsky. Deux personnalités fortes qui ont su taper dans l’œil de Mitton par leur trait incisif et incarné, et qui matérialisent à merveille la nouvelle narration environnementale de Karnaca, ses coupes-gorges suintant la misère sociale et ses marlous à gueule patibulaires. Car Dishonored 2 reste animé, comme son aîné, par cet équilibre entre réalisme sensitif et grandiloquence bigger than life, presque baroque, de sa violence urbaine.
Un équilibre qui va autant chercher du côté de la fantasy retro-futuriste (les romans de Scott Lynch) que de la BD, et qui fait partie de l’ADN, comme nous le rappelle son game designer en chef, Dinga Bakaba : « Il y a un pilier qui régit tous nos développements : le « high contrast ». C’est la façon de ménager des opposés dans la progression du joueur : moment intense versus moment de calme, action versus infiltration, etc. Pour le côté artistique, c’est pareil : tu as une place pour la contemplation pure, qui tend vers la poésie urbaine, et de l’autre un style graphique appuyé comme dans un comics, avec des personnages à gueule cassée et des combats gore, où les membres des ennemis volent à chaque coup d’épée. Ça crée une tension permanente, qui ne fait que renforcer ta sensibilité visuelle à l’univers qui t’entoure ».
[nextpage title=”Ne rien laisser au hasard”]
Un souci du détail qui frôle, Mitton ne s’en cache pas, le perfectionnisme névrosé. « Quand quelqu’un me propose un cadre de porte, je vérifie tout dans sa composante : combien de pivots ? Comment tu vas placer tes gonds ? Je les lâche pas mais c’est parce que je veux que le lieu existe. Pour Dishonored 2, Karnaca a été imaginée comme une ville fondée par des colons, qui ont prospéré grâce au marché du bois et des mines de minerais. Je voulais que la ville reflète ce côté végétal, avec des infrastructures en bois gigantesques au milieu de grandes éoliennes mécaniques. Pour ça, on a bûché sur les méthodes de menuiserie, on a étudié toutes les gammes de bois exotique, leur brillance, leur forme, etc. Pour les armes, il y a un mec de l’équipe qui nous a dressé une fiche explicative de tous les aciers utilisables, leur utilisation, si ça se fait en feuille ou en tige, tout ! De loin, ça peut paraître dingo, surtout dans un jeu vidéo, où le joueur peut complètement passer à côté. Ça ne nous gêne pas, au contraire : on sait que 100% de notre boulot va être vu un jour, par les plus curieux. ».
Superviseur en chef, Mitton reconnaît maintenir une « pression amicale » sur son équipe, jusqu’à jouer le mauvais rôle, qui reste nécessaire pour maintenir ce degré de précision. « J’ai monté une équipe avec des gens qui ont envie de s’éclater dans leur boulot, qui veulent se challenger au quotidien. Bien sûr que c’est dur, bien sûr qu’on souffre parfois parce que le boulot demande beaucoup d’investissement. Mais c’est rien à côté des artisans qui mettent leur sueur dans leur boulot. Quand ils sculptaient le bois ou la pierre, ils n’avaient pas le droit à l’erreur. T’avais pas de « pomme + Z » à l’époque. »
Le visuel reste au service du gameplay
La direction artistique a beau être prégnante sur l’identité de Dishonored, elle reste en dialogue constant avec les autres piliers du jeu. Comme le confirme Romuald Capron, président du studio : « Chez Arkane, l’art est nécessaire mais il ne peut être suffisant pour construire un jeu ». Si la licence plait autant à l’amateur d’exploration qu’au speedrunner acharné, c’est précisément grâce à l’équilibre maintenu entre artistique et logique voulu par ses développeurs. « Chaque objet doit être aussi beau que fonctionnel, confirme Mitton. Quand tu crées un pont suspendu de plusieurs dizaines de mètres, c’est bien s’il est joli, mais c’est encore mieux si le joueur peut monter à son sommet, si tu lui mets les bonnes plateformes où il faut. En plus, les grands éléments de décor sont des landmarks utiles pour t’orienter dans un monde ouvert ».
Pour Karnaca, le gameplay a notamment exigé, pour garantir une approche plus verticale de l’infiltration, que les toits soient en majorité plats, ce qui a redessiné toute l’identité architecturale de la ville par rapport à Dunwall. : « Parfois, notre boulot permet de pointer les incohérences qu’il peut y avoir dans un scénario préétabli. Ce qui passe à l’écrit coince sur le plan visuel. A l’inverse, il se peut qu’une mise en scène soit too much par rapport à ce qui a été écrit, qui visait plus une forme d’épuration. Il faut sans cesse réajuster, en mettant le ressenti du joueur au centre de la vision globale. Pour cela, il faut une circulation d’infos et un échange permanent entre les départements. »
[nextpage title=”L’art comme miroir anthropologique”]
Pour composer cette illusion de vécu, Mitton n’hésite jamais à demander à ses collègues ou ses proches de lui rapporter des photos des villes qu’ils visitent, pour capter des lumières, des couleurs, des ambiances, des cultures urbaines qu’il va distiller dans ses propres architectures. Ou passer des heures devant des émissions documentaires comme Thalassa ou des Racines et des ailes pour observer la vie de quidams aux 4 coin du globe. « Quand je bossais sur Karnaca, je me souviens avoir vu un documentaire sur Cuba qui m’avait fasciné. On y voyait un mec qui avait installé ses affaires dans un immeuble en ruines. Tous les étages étaient tombés, il n’y avait plus de toits et de façade, mais il avait su s’aménager une dalle, pour vivre. Et le mec gardait le sourire ! Il y avait quelque chose de très fort sur l’adaptabilité de l’humain, et en même temps une forme de décadence poétique par rapport aux ruines. J’ai ressenti la même chose en regardant certaines photos prises à Fukushima, avec tous ces appartements figés dans le passé, ces routes recouvertes de carcasses de bagnoles, mais où la végétation a repris ses droits. Par son régime et son côté insulaire, Karnaca est une ville décadente, une sorte de bout du monde où la folie s’est installé au quotidien. Cette folie, elle vient de nos souvenirs documentaires sur le quotidien extrême de certains gens dans le monde. »
Au-delà de ses visions fantasques et ubuesques, Dishonored se serait-il pas, au fond le miroir de ses contemporains, et de leurs mœurs urbaines ? Laissons le mot de fin au principal intéressé : « Ce qui m’intéresse, c’est de confronter le joueur au moment ‘t’ d’un lieu de vie, lui donner l’impression que tout ça existait avant son arrivée. Quand tu le croises ce moment ‘t’, tu croises de l’humain, une impression de vécu qui te fait oublier le jeu vidéo, les lignes de codes, tout ça. Alors oui, c’est une façon de faire l’anthropologie, presque. Sauf qu’on ne cherche pas à copier le réel, plutôt sublimer une forme de réalité. »
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