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Échecs : comment l’informatique a révolutionné le roi des jeux

Cela fait de longues années que l’ère des échecs analogiques est révolue; désormais, ce sont les machines qui font la loi dans le jeu des rois.

Dans moins d’un mois, le microcosme des échecs entrera en ébullition avec l’ouverture de la bataille pour le titre de champion du monde, qui opposera le norvégien Magnus Carlsen à son challenger russe Ian Nepomniachtchi. Et lors de cette joute qui s’annonce déjà dantesque, les joueurs ne seront pas seuls; aussi exceptionnels soient-ils, ces grands joueurs doivent une grande partie de leur parcours à l’informatique. Nous vous proposons donc d’explorer la riche histoire ce tango quasi-centenaire entre pions de bois et puces de sillicium.

Au lieu de revenir sur tout le passé immensément dense de la discipline, prenons le train en marche en l’an 1700. A cette époque, le jeu existe déjà depuis plusieurs siècles; les bases réglementaires sont déjà bien en place, mais la théorie, en revanche, est encore balbutiante par rapport à aujourd’hui. Une situation qui fait la part belle à la créativité et à l’improvisation plutôt qu’à la connaissance brute. Les joueurs imaginent des tactiques folles et sacrifient des pièces à tout va, avec des stratégies qui feraient suffoquer les Grands Maîtres (ou GMs, la plus haute distinction échiquéenne à l’exception du titre de champion du monde) actuels.

La donne change au cours de la 2e moitié du 19e siècle. C’est à cette époque qu’ émerge une figure qui va radicalement modifier la trajectoire du jeu : Wilhelm Steinitz. C’est son approche très scientifique et sa volonté d’optimiser les échecs qui ont propulsé la discipline dans l’ère moderne, bien plus cartésienne. Terminée, l’exubérance de la période romantique; il s’agit désormais d’un vrai sport qui se joue de façon plus analytique.

Une montée en puissance progressive

En proposant une approche plus formalisée des échecs, Steinitz permet à ce sport de se rapprocher d’une autre discipline à l’époque balbutiante : l’informatique. Avec ses 64 cases et ses possibilités exponentielles, les échecs s’imposent rapidement comme un terrain d’exploration fascinant pour les premiers ordinateurs. En 1945, le père de l’informatique Alan Turing a utilisé ce jeu pour démontrer les capacités de sa création révolutionnaire.

Après des années d’expérimentations, le concept restait encore une curiosité, bien loin d’investir les échecs professionnels. Il a fallu attendre 1958 pour que des Américains développent la recherche sélective. Une nouveauté algorithmique qui, pour la première fois, lancé l’idée de la supériorité de la machine sur l’Homme dans ce contexte. Il faut dire qu’à l’époque, l’idée est loin de couler de source: les échecs sont encore une discipline intrinsèquement humaine. C’est ainsi qu’en 1963, l’éminent Mikhail Botvinnik s’est fendu d’une déclaration mémorable : il est la première grande figure de ce sport à considérer qu’un ordinateur battra un jour le champion du monde.

Mikhail Botvinnik, illustre champion du monde et ingénieur électronicien de formation, a fait partie des premiers à identifier le potentiel des machines. © Harry Pot – Dutch National Archives / WikiCommons

Une affirmation loin d’être anodine, sachant qu’il s’agit d’un ingénieur de formation, mais aussi et surtout d’un des joueurs les plus respectés au monde, tenant du titre à cette époque.

Et la suite appartient à l’Histoire. En 1967, MacHACK VI est le premier programme à battre un humain lors d’un tournoi officiel à Boston. Dix ans plus tard, en 1977, c’est au tour de Michael Stean, le premier GM à s’incliner face à une machine… et ce n’est que le début d’une longue série.

En 1985, c’est HITECH atteint de nouveaux sommets. Il fait sensation en devenant le premier à dépasser la barre symbolique des 2500 points ELO, l’une des conditions pour prétendre au titre de Grand Maître. Mais les programmes les plus prometteurs ne peuvent pas encore rivaliser avec les génies de la discipline pour autant. Il n’y a qu’à regarder Garry Kasparov, qui a jeté un sérieux coup de froid en humiliant 15 des meilleurs ordinateurs lors d’une partie simultanée. Score final ? 32-0, circulez, il n’y a rien à voir !

Pourtant, l’écart s’amenuise à vue d’œil. En 1988, c’est le Grand Maître danois Bent Larsen qui en fait les frais. Il devient le premier représentant de l’élite à s’incliner face à un adversaire virtuel en compétition officielle. La pression monte encore d’un cran en 1989, lorsque Deep Thought perd de justesse contre Kasparov au terme d’un âpre combat. Ses concepteurs, bluffés, affirment alors qu’un “ordinateur battra le champion du Monde d’ici trois ans”. Une prémonition assortie d’une drôle de coïncidence, puisque c’est aussi l’année où IBM a commencé à travailler sur son célèbre Deep Blue…

En toile de fond, une perturbation dans la Force se précise avec la montée en puissance de Deep Blue… © James the photographer / WikiCommons

Le Blues de Kasparov et le couronnement de la machine

Un an plus tard à peine, Anatoly Karpov, légendaire rival de Kasparov et champion du monde, s’incline contre le programme MEPHISTO. Certes, il ne s’agissait que d’une exhibition aux implications assez modestes. Mais la nouvelle fait tout de même son petit effet. La fameuse prédiction de Botvinnik s’est enfin concrétisée, et les ordinateurs menacent désormais les plus hauts échelons de la discipline.

Une réalité qui s’est rapidement confirmée; en 1993, c’est Judit Polgar, impératrice incontestée et incontestable des échecs féminins, qui s’incline face à Deep Thought. Sauf que cette fois, il s’agissait d’un match plus sérieux, et plus proche des conditions d’une vraie rencontre. Quelques mois plus tard, c’est le programme Fritz 3 qui triomphe d’un parterre de légendes. Il se défait de nombreux futurs champions du Monde dont Vladimir Kramnik, Boris Gelfand, “Vishy” Anand et l’inamovible Kasparov.

Viswanathan “Vishy” Anand (à g.) et Judit Polgár (à d.), deux des meilleurs joueurs de l’histoire, font partie de la série de Grands Maîtres battus par des ordinateurs au début des années 1990. © Stefan64 / Wolfgang Jekel (WikiCommons)

Ces résultats peuvent sembler anecdotiques; mais si nous prenons la peine d’en parler, c’est qu’ils ont hérité d’un rôle déterminant dans la suite des événements. Il est clair pour les professionnels que les machines sont proches de dépasser les humains une bonne fois pour toutes. Ces derniers se cherchent donc un meneur capable de rivaliser. C’est ainsi que Garry Kasparov accepte en 1966 de se mesurer au désormais célèbre DeepBlue

S’en suit une bataille épique et très médiatisée. D’un côté, un champion absolument allergique à la défaite; de l’autre, un opposant invulnérable à son aura, d’ordinaire si intimidante. Le Russe finit par s’imposer 4-2 au terme d’un combat particulièrement âpre. Mais pour la première fois, le monde entier commence à réaliser que l’humain ne fera bientôt plus le poids devant la puissance de calcul brute de la machine.

Il en faut plus pour décourager Kasparov, dont l’opiniâtreté n’est plus à démontrer. Une revanche est donc organisée à New York, le 11 mai 1997. Mais cette fois, la partie tourne à son désavantage. Il finit par s’incliner 3,5 à 2,5 après une bourde mémorable. Devant la planète entière, sa connaissance et son intuition légendaires ont mordu la poussière face à une armée de transistors.

Garry Kasparov, au moment où il est pris au dépourvu par un sacrifice de cavalier. Il prend conscience qu’il est sur le point d’être battu par Deep Blue, et le monde des échecs s’apprête à entrer dans une nouvelle ère. © IBM / BBC

Estomaqué dans un premier temps, il passe vite du déni à la colère; déjà pas très bon perdant en temps normal, le sulfureux champion fulmine. Outrageusement vexé, il accuse DeepBlue de triche et exige une revanche qui lui sera refusée. Il admettra plus tard s’être emporté sous le coup de l’émotion. Compréhensible, après avoir “réalisé pour la première fois que l’humain était condamné” face à la machine dans le domaine des échecs.

De l’adversaire au professeur, un changement de paradigme total

Il ne s’agit en aucun cas d’une preuve scientifique de la domination de la machine. Par contre, c’est bel et bien un tournant symbolique majeur. Ce match contre DeepBlue est depuis passé à la postérité; on s’en souvient aujourd’hui comme d’un vrai point de basculement vers l’ ère moderne. À partir de ce moment, il est devenu clair pour tout le monde que l’avenir de ce jeu serait intimement lié à l’informatique.

Entre-temps, ces programmes n’ont cessé de progresser. Avec l’explosion de la puissance de calcul et l’apparition de nouveaux algorithmes, quasiment tous les moteurs d’échecs peuvent désormais jouer à un niveau comparable à celui d’un GM. Les plus performants d’entre se renforcent dorénavant à grands coups de réseaux neuronaux et de machine learning. Ils sont encore dans une autre catégorie, tout bonnement intouchable pour un humain en chair et en os. Même Magnus Carlsen, l’actuel champion reconnu comme l’un des meilleurs de l’Histoire, n’a simplement pas la moindre chance.

Et forcément, la présence de tels béhémoths dans le paysage échiquéen a profondément bouleversé la discipline. Si bien qu’aujourd’hui, il serait suicidaire pour un joueur de haut niveau de se passer de cet atout; l’informatique est désormais indispensable aux professionnels à tous les étages, pour le meilleur et pour le pire. Son impact se ressent des simples révisions de routine aux préparations ultra-spécifiques, destinées à réfuter la stratégie adverse.

Lors de leur match pour le titre de champion du Monde, les deux protagonistes viendront forcément avec leur ordinateur sous le bras. Avant chaque partie, des terminaux reliés à des machines surpuissantes leur permettront de se préparer jusque dans les moindres détails. Cet outil leur permettra d’être assez affûté pour pouvoir naviguer avec lucidité entre les pièges qu’ils se tendront sur l’échiquier. Et après la partie, rebelote. L’ordinateur permettra de disséquer la partie du jour pour en tirer tous les enseignements possibles avant le prochain match.

Pour leur match pour le titre de champion du monde, Magnus Carlsen (à g.) et Ian Nepomniachtchi (à d.) n’auront évidemment pas droit à l’ordinateur en pleine partie. Mais en dehors, ils auront forcément recours à cet allié incontournable. © Andreas Kontokanis / Maria Emelianova

C’est une réalité traditionnellement très clivante dans le microcosme des cases noires et blanches. Pour certains, il s’agit d’une évolution aussi naturelle que logique. Les partisans de ce positionnement expliquent que cette technologie a propulsé les échecs vers des sommets encore jamais atteints.

D’autres, en revanche, y voient un impardonnable affront. Ceux-ci affirment que les ordinateurs ont tué la créativité des joueurs; la machine les encouragerait à réciter comme l’évangile des heures de théorie formalisée par les algorithmes. Une réalité qui serait néfaste aussi bien pour l’éducation des nouveaux pratiquants que pour la progression des grands maîtres les plus éminents. Ils se désolent aussi du fait que cela offre des moyens assez évidents de tricher. Du moins, jusqu’à un certain niveau.

Après avoir flirté ensemble depuis les années 40, les échecs et l’informatique forment donc un couple pas toujours fusionnel, mais néanmoins indissociable. Et forcément, on est en droit de se demander jusqu’où les mènera cette relation tumultueuse. Quand on voit la manière dont la technologie a transformé le jeu en un temps finalement assez court, il n’est pas déraisonnable d’imaginer que les ordinateurs finiront bien par le résoudre.

Vers la résolution tant fantasmée ?

En théorie, cela signifie savoir prédire le résultat à tous les coups. Et ce à partir de n’importe quelle position, entre deux adversaires parfaits. Contrairement aux dames, ce n’est pas encore le cas pour les échecs. Et pour cause : après le premier coup des deux joueurs, il existe déjà 400 combinaisons possibles. Au deuxième, ce chiffre atteint 72.084. Et ainsi de suite; le nombre de scénarios ne fait que croître de façon exponentielle au fil de la partie.

Avec autant d’embranchements, il est inconcevable d’être exhaustif à 100%. Même avec un supercalculateur en renfort, les programmes ne savent proposer qu’une (excellente) estimation. Mais aujourd’hui plus que jamais, il existe des pistes technologiques qui pourraient mener à cette issue tant fantasmée. Une université danoise table par exemple sur l’informatique quantique, bien que sa pertinence soit débattue dans le cadre des échecs. D’autres pensent depuis un demi-siècle qu’il sera impossible de les résoudre avant d’avoir éclairci le fameux problème P=NP, dont nous vous avons déjà parlé  dans cet article.

Certains estiment que la discipline volerait en éclats si les échecs étaient résolus; la réalité est certainement plus nuancée. © PIRO4D – Pixabay

Les échecs seront-ils donc résolus un jour ? La question reste entière. Certains espèrent que non. Les plus pessimistes racontent même à qui veut bien l’entendre que cela sonnerait le glas du plus prestigieux des sports intellectuels. Une inquiétude légitime, qui mérite effectivement d’être décortiquée. Est-il encore possible d’être innovant et créatif dans un jeu résolu ? La discipline serait-elle toujours aussi fascinante si la réponse à chaque problème se cachait dans une vulgaire base de données ? Se dirige-t-on vers des concours de mémoire comme l’affirment certains ?

Pour autant, cette peur est probablement disproportionnée. Après tout, ce n’est pas demain la veille qu’un humain en chair et en os se souviendra de milliards de positions. Et ce sont bien les imperfections de la mémoire humaine qui rendent ce jeu si excitant. De plus, ce raisonnement avait déjà fleuri après la défaite de Kasparov contre Deep Blue. Cela n’a pas empêché le champion de revenir plus fort que jamais. Même après cette défaite mémorable, il a continué de proposer un jeu flamboyant; son héritage échiquéen est aujourd’hui gravé dans le marbre.

Allons même plus loin. Non seulement ce sport n’a pas encore été tué par la machine, mais il se porte même comme un charme. Une dynamique que l’on doit en partie à l’émergence de nombreux sites spécialisés, à l’arrivée des joueurs sur Twitch et au soutien de certaines œuvres culturelles, comme l’excellent Jeu de la Dame. La donne va-t-elle changer si les échecs sont résolus un jour ? Peut-être bien… mais il faudrait un ordinateur encore bien plus puissant pour calculer cette probabilité. Et en attendant, le jeu des rois a encore de beaux jours devant lui – informatique ou pas !

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1 commentaire
  1. J’ai adoré jouer aux échecs, mais quand j’ai appris qu’à haut niveau cela devenait plus un jeu de mémoire des coups célèbres, j’ai arrêté…

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