Ariane 5, le fer de lance incontesté et incontestable de l’aérospatiale européenne qui a fait les beaux jours de l’ESA, a enfin tiré sa après quasiment deux décennies ans de bons et loyaux services. L’occasion de revenir sur l’illustre carrière de cet engin exceptionnel à bien des égards… et sur l’immense vide qu’il va laisser derrière lui.
Son histoire n’avait pourtant pas commencé de la meilleure des façons. La première fusée a explosé juste après le décollage lors de son baptême de l’air, le 4 juin 1996. La faute a été attribuée à une erreur informatique regrettable. En effet, cette cinquième version était encore dotée d’un programme de gestion du gyroscope conçu pour… Ariane 4, ce qui a généré une erreur de transcription fatale.
Et les soucis ont perduré quelques temps. Ariane affiche en effet quatre échecs (deux critiques et deux partiels) des moteurs-fusée sur les quatorze premiers tirs. Mais après ces galères initiales, la fusée n’a pas tardé à devenir la coqueluche du Vieux continent.
Car dans les années 2000, les cartes ont été largement redistribuées dans le monde de l’aérospatiale. Ariane a pu profiter de l’enlisement de programme spatial américain. Celui-ci était coincé dans une période de creux à cause des déboires de sa navette spatiale. En plus de son coût astronomique, l’histoire de cette dernière s’est terminée de la pire des façons. Pour rappel, le terrible accident de Challenger a coûté la vie à sept astronautes.
Deux décennies de fiabilité exceptionnelle
Et pendant ce temps, Ariane 5 entrait dans un âge d’or. À partir de 2003, elle a commencé à montrer ce qui allait devenir son principal argument : une fiabilité à toute épreuve. Après ses débuts manqué, le lanceur lourd a enchaîné les lancements réussis avec une régularité métronomique. C’est bien simple : depuis le quatrième échec du 11 décembre 2002, elle n’a raté qu’une et unique mission, le 25 janvier 2018 ! Aujourd’hui, Ariane 5 affiche un total de 111 succès en 116 lancements. Cela représente un taux de succès très flatteur de 95,7%.
Pendant cette période incroyablement faste, la fusée européenne s’est vue attribuer des missions particulièrement prestigieuses. On peut citer le lancement de la sonde Rosetta en 2004. C’était la toute première sonde à s’être placée en orbite autour d’une comète pour y déposer un petit atterrisseur. Un immense succès scientifique pour l’ESA et pour la fusée.
En 2009, elle a fait d’une pierre deux coups avec un double lancement mémorable. En un seul voyage, elle a déployé deux télescopes spatiaux phares de l’ESA : Planck, et surtout Herschel. Ce télescope infrarouge, parfois considéré comme l’un des ancêtres de l’illustre James Webb, était alors le plus grand télescope spatial jamais déployé en orbite.
En 2018, Ariane 5 a aussi déployé les deux engins de BepiColombo, un formidable programme d’exploration de Mercure. Mais la véritable apothéose est arrivée trois ans plus tard, le 25 décembre 2021.
Une fin de carrière en apothéose
C’est à cette date que la darling de l’ESA a déployé avec succès le James Webb – le télescope le plus puissant de l’histoire qui n’en finit plus de révolutionner l’astrophysique depuis ses débuts. Et pour cette échéance historique, les troupes de l’ESA se sont surpassées. La lancement et les premières manoeuvres ont été si précises que l’engin est arrivé sur son perchoir en parfaite santé. Et surtout, il y est parvenu avec un surplus de carburant considérable. Résultat : l’espérance de vie théorique de cet observatoire à plus de 10 milliards de dollars a carrément doublé ! Un carton plein qui a valu une pluie de louange bien méritée à tous les acteurs du programme.
La dernière mission marquante d’Ariane 5 s’est déroulée tout récemment, le 14 avril 2023. C’est à cette date qu’elle a procédé au lancement de JUICE, une sonde qui est partie à la rencontre des fascinantes lunes gelées de Jupiter. L’appareil arrivera à destination en 2031, bien après la retraite de la fusée.
Le dernier lancement d’un engin vieillissant
Car cette mission de premier plan était aussi l’avant-dernière pour la princesse de Kourou. Elle n’a plus qu’une seule échéance au programme. Elle va tirer sa révérence le 16 juin avec le déploiement de Syracuse 4B, un satellite militaire lancé pour le compte de la Direction générale de l’Armement française. Car mine de rien, ce formidable engin n’est plus tout jeune. “Elle n’est plus adaptée aux grandes missions de l’Europe. Et puis, avec la concurrence accrue, elle est devenue trop chère pour le marché“, expliquait récemment Stéphane Israël, Président exécutif d’Arianespace, au micro de France Inter.
Cette sortie par la petite porte n’enlève rien aux états de services irréprochables d’Ariane 5. Mais elle marque aussi le début d’un nouveau chapitre qui s’annonce délicat pour l’aérospatiale européenne, désormais privée de son fer de lance historique.
Une industrie en pleine mutation
Car pendant ces presque trois décennies de bons et loyaux services, le visage de l’aérospatiale mondiale a changé du tout au tout. On peut notamment citer l’entrée en scène d’une entreprise particulièrement disruptive : SpaceX. En 2010, elle est devenue la première firme privée à envoyer une fusée en orbite et à la récupérer. Le début d’un grand changement de paradigme.
Car en 2015, l’entreprise d’Elon Musk s’est installée au sommet de l’aérospatiale mondiale avec un exploit retentissant. Pour la première fois, elle a réussi à faire atterrir une partie de son lanceur Falcon 9 revenu de l’orbite. Un séisme sans précédent dans cette industrie… et pas forcément une bonne nouvelle pour les équipes d’Ariane.
Car à cette époque, le contingent européen ne croyait pas une seconde au projet fou d’Elon Musk. Lorsqu’ Ariane 6 est arrivée à l’ordre du jour au début des années 2010, l’agence a préféré se reposer sur ses lauriers. Elle a décidé de construire un lanceur à usage unique basé sur le modèle traditionnel.
Et avec le recul, cette décision s’est avérée être une erreur stratégique majeure dont les conséquences sont de plus en plus perceptibles. Car entre temps, le titan américain a enchaîné les innovations techniques majeures. Aujourd’hui, les récupérations des lanceurs Falcon 9 font partie de la routine chez Spacex. Son modèle s’est donc imposé comme un standard incontournable. Il n’y a plus aucune ambiguïté possible : l’avenir appartient désormais aux lanceurs réutilisables.
Un saut dans l’inconnu
Un coup dur pour Arianespace, qui a investi des ressources considérables dans le développement de ce lanceur presque dépassé avant même d’avoir été décollé. “Nous sommes 15 ans derrière les États-Unis”, estimait Stella Guillen, COO de la startup allemande Isar Aerospace en novembre dernier.
Depuis, l’Europe fait son possible pour redresser le tir. Arianespace a commencé à travailler sur un nouveau modèle de lanceur qui, cette fois, sera partiellement réutilisable (voir notre article). Une excellente nouvelle pour l’avenir de l’aérospatiale européenne. Mais ces efforts ont aussi accentué la pression déjà considérable sur le calendrier d’Ariane 6. Problématique, sachant qu’elle est tout de même censée assurer l’intérim pendant des années.
Résultat : alors qu’elle était initialement prévue pour 2020, l’héritière de l’illustre Ariane 5 se fait encore attendre. Son baptême de l’air a été repoussé à plusieurs reprises. Officiellement, il est désormais prévu pour fin 2023 au plus tôt. Mais il est probable qu’il faille patienter jusqu’à l’année prochaine. Et pendant ce temps, c’est tout le Vieux continent qui ronge son frein.
Car en attendant qu’Ariane 6 soit enfin d’attaque, l’aérospatiale européenne se retrouve démunie jamais. Entre la retraite bien méritée d’Ariane 5, la fin de l’exploitation des Soyouz russes à cause de la guerre en Ukraine et l’échec récent du lanceur léger Vega-C, nous abordons une période de quelques mois qui s’annonce particulièrement délicate. L’Europe sera tout simplement privée de son autonomie spatiale – une première depuis un quart de siècle.
Et cela a déjà eu des conséquences très concrètes. Par exemple, l’ESA a été forcée de confier une mission très prestigieuse à la concurrence. C’est en effet SpaceX qui va s’occuper du lancement du satellite chasseur de matière noir Euclid. Comble de l’ironie, l’Europe pourrait également être forcée de faire de même pour des lancements stratégique. On peut notamment citer les prochains satellites Galileo, l’équivalent européen du système GPS…
Connaissant l’importance stratégique, technologique et économique du secteur spatial aujourd’hui, le contingent européen va donc mettre les bouchées doubles – et tout le monde en est bien conscient. “La pression est très forte, il est capital de voler bientôt et nos équipes font au mieux pour arriver le plus vite possible à une date de vol“, a déclaré Martin Sion, le président exécutif d’ArianeGroup cité par l’AFP.
La fin d’une ère
Il conviendra donc de suivre le développement d’Ariane 6 et du nouveau lanceur réutilisable avec une attention toute particulière. Les enjeux sont considérables : il s’agit de replacer le Vieux Continent sur la carte aux côtés des Américains et des Chinois, ni plus ni moins. Il faudra espérer que les hautes sphères de l’aérospatiale européenne sauront négocier ce virage délicat avec brio.
Mais en attendant, il convient aussi de rendre hommage au formidable parcours de cet engin pas comme les autres – et surtout au travail des humains qui y ont participé. Car la vedette de Kourou ne s’est évidemment pas construite et envolée toute seule. L’Europe n’aurait jamais pu vivre une telle aventure sans une armée d’ingénieurs, chercheurs, techniciens, et autres professionnels aussi talentueux que dévoués.
La dernière mise à feu a été riche en émotions pour tous ceux qui ont contribué aux innombrables succès d’Ariane 5; ils pourront au moins se consoler en se rappelant qu’ils ont été les protagonistes d’un des plus beaux chapitres de l’histoire industrielle européenne. Il ne reste désormais plus qu’à tourner la page pour écrire la suivante, pendant qu’Ariane 5 récupère sa place bien méritée au Panthéon de l’aérospatiale.
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