L’ère des horloges atomiques touche-t-elle à sa fin ? La question mérite désormais d’être posée après la publication d’une série de nouvelles études remarquables sur les horloges nucléaires, qui pourraient bien révolutionner les communications ainsi que la physique fondamentale.
Aujourd’hui, la capacité de l’humanité à mesurer le temps avec une précision phénoménale repose en grande partie sur les horloges atomiques. Ces instruments de chronométrage incroyablement performants sont capables de rester parfaitement précis pendant des millions — voire milliards — d’années. Ils ont donc radicalement changé le visage de notre civilisation en soutenant l’intégralité des systèmes de communication et de navigation modernes, mais aussi en ouvrant la voie à d’innombrables découvertes majeures en science.
Un problème de stabilité
Mais aussi formidables soient-ils, ces appareils ne sont pas parfaits pour autant : ils souffrent notamment d’un problème de stabilité. Ce sont des machines exceptionnellement délicates, car elles reposent sur un phénomène relativement sensible aux aléas de l’environnement.
Les noyaux de certains atomes tournent constamment sur eux-mêmes, ce qui leur confère des propriétés magnétiques. En parallèle, ils sont encerclés par des électrons répartis sur différentes orbites qui correspondent à différents niveaux d’énergie. Eux aussi disposent de propriétés magnétiques. Les interactions entre ces deux systèmes magnétiques donnent lieu à un phénomène un peu particulier : les électrons peuvent exister à différents niveaux d’énergie distincts, séparés par une différence infime mais néanmoins mesurable.
Lorsque l’on bombarde l’atome avec des ondes électromagnétiques parfaitement calibrées, il se met à alterner entre ces niveaux d’énergie à un rythme très élevé et surtout incroyablement précis. Par exemple, le cesium-133 qui est utilisé dans de nombreuses horloges atomiques vibre très exactement 9 192 631 770 fois par seconde lorsqu’on l’inonde de micro-ondes. C’est cette régularité exceptionnelle qui est utilisée dans les horloges atomiques pour chronométrer des événements avec une précision époustouflante.
Le souci, c’est que ce ballet nanométrique peut être bousculé par des fluctuations du champ magnétique ou gravitationnel, par des changements de température, ou encore des interférences électromagnétiques. Les physiciens cherchent donc à développer de nouveaux systèmes de mesure tout aussi précis, mais bien plus résilients.
L’horloge nucléaire, un concept en évolution rapide
Aujourd’hui, la piste la plus prometteuse est incarnée par les horloges nucléaires. Ce concept repose sur les constituants des noyaux des atomes plutôt que sur les électrons qui les entourent. De la même façon que les électrons, les protons et les neutrons peuvent exister à différents niveaux d’énergie, et la transition entre ces différents états peut absorber ou émettre des radiations électromagnétiques à des fréquences données. À l’aide d’un laser parfaitement calibré, on peut donc générer des oscillations rapides et très précises d’un état à l’autre pour mesurer le passage du temps, comme les horloges atomiques le font avec les électrons.
Fonctionnellement parlant, le principe est donc assez similaire. En revanche, les constituants du noyau des atomes sont beaucoup moins sensibles aux facteurs environnementaux que les électrons. Sur le papier, ils pourraient donc permettre de construire des horloges nettement plus stables.
Malheureusement, à l’heure actuelle, cette idée reste avant tout théorique. Même si des prototypes expérimentaux ont commencé à émerger ces dernières années, les horloges nucléaires sont encore loin d’être assez matures pour remplacer leurs homologues atomiques… mais cela pourrait bien changer dans un futur proche.
Une preuve de concept prometteuse
C’est en tout cas le constat qui s’impose lorsqu’on se pense sur les derniers travaux du Joint Institute for Laboratory Astrophysics, ou JILA, un prestigieux laboratoire de recherche américain. En l’espace de quelques mois, ses résidents ont signé plusieurs progrès majeurs dans le domaine des horloges nucléaires.
L’année dernière, l’équipe de Jun Ye a accouché d’une étude remarquable menée conjointement avec l’Université Technique de Vienne. Ce groupe a prouvé pour la première fois que les transitions nucléaires du thorium-229, intégré à un cristal de fluorure de calcium, pouvaient effectivement permettre de mesurer le temps avec une grande précision.
Une preuve de concept très enthousiasmante, certes — mais il fallait encore déterminer si ce système était capable d’atteindre le niveau de stabilité recherché. Et c’est ce que les auteurs ont commencé à faire dans une nouvelle étude.
Cette même équipe mixte a analysé la manière dont ce cristal dopé au thorium réagit aux variations de température extrêmes. Sans surprise, les chercheurs ont observé que ces changements affectent directement la structure du cristal, et par extension, la nature des transitions énergétiques des neutrons et des protons.

Mais en ce faisant, ils ont aussi identifié un type de transition bien précis qui s’est avéré quasiment invulnérable à ces variations de température, et restait étonnamment stable de -123 °C à 20 °C. Une découverte très prometteuse, et pour cause : cela suggère qu’en peaufinant encore un peu le système, il sera effectivement possible de s’en servir pour construire la première horloge nucléaire opérationnelle à forte stabilité.
« Cette transition se déroule de manière très prometteuse pour les applications de mesure du temps », résume Chuankun Zhang, chercheur au JILA. « Si nous parvenons à la stabiliser davantage, cela pourrait révolutionner le chronométrage de précision. »
Bien plus qu’un super-chronomètre
Mais cette découverte a aussi une autre implication encore plus intéressante. Selon SciTechDaily, si ce cristal est très peu vulnérable aux variations de l’environnement, il reste cependant extrêmement sensible aux variations des forces fondamentales… à commencer par la gravitation, dont on sait qu’elle est intimement liée au temps grâce aux travaux d’Einstein sur la relativité.
En pratique, cela signifie qu’une telle horloge nucléaire serait bien plus qu’un « simple » chronomètre haute performance. Toute variation inattendue de sa fréquence pourrait directement pointer vers des phénomènes physiques inconnus, et potentiellement très utiles pour réconcilier la relativité avec la physique des particules dans la fameuse « Théorie du Tout » — l’objectif ultime d’Einstein et de très nombreux physiciens modernes.
« La sensibilité de la transition nucléaire pourrait nous permettre d’explorer une nouvelle physique », explique Jacob Higgins, auteur principal de l’étude. « Au-delà de la simple conception d’une meilleure horloge, cela pourrait ouvrir la voie à des méthodes d’étude de l’univers entièrement nouvelles. »
Certes, il reste encore énormément de travail pour espérer en arriver là. Mais il conviendra tout de même de suivre les prochains travaux de cette équipe, car ils pourraient bien nous mener tout droit vers une nouvelle génération d’instruments susceptibles de lancer une petite révolution de la physique fondamentale. Tout un programme !
Le texte de l’étude est disponible ici.
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