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Suprématie quantique : D-Wave passe un cap, mais est-ce suffisant ?

6 ans après Google, l’entreprise affirme à son tour avoir atteint la fameuse « suprématie quantique ». S’agit-il d’une vraie percée ou d’un coup de communication ?

D-Wave, une entreprise spécialisée dans l’informatique quantique au parcours sinueux et parfois controversé, vient de revendiquer le passage d’un palier critique qui pourrait bien propulser cette technologie dans une nouvelle dimension. Dans un papier publié dans le prestigieux journal Science, elle affirme avoir atteint la fameuse « suprématie quantique », un point de basculement à partir duquel les ordinateurs quantiques sont capables de résoudre des problèmes complexes plus efficacement que les ordinateurs traditionnels.

D-Wave est l’une des premières entreprises privées qui se sont attaquées à la niche du quantique, il y a plus de 25 ans. Les résultats de son travail ont longtemps été assez mitigés. Mais il y a quelques années, elle a commencé à emprunter une voie radicalement différente de la plupart des cadors de l’industrie.

Une autre approche de l’informatique quantique

Les ordinateurs quantiques conventionnels, comme ceux développés par Google Quantum ou IBM pour ne citer qu’eux, partagent une caractéristique commune avec les PC génériques : ils reposent sur le concept des portes logiques, les éléments de base des circuits logiques qui permettent de réaliser des opérations.

Évidemment, les portes logiques classiques et quantiques n’opèrent pas de la même façon. Mais fonctionnellement parlant, elles jouent le même rôle. Sur le papier, un ordinateur quantique à base de portes peut donc faire tourner n’importe quel algorithme d’informatique traditionnelle — même si cela serait évidemment du gâchis, puisque tout leur intérêt réside dans leur capacité à exploiter des algorithmes spécialisés comme ceux de Shor ou de Grover, qui exploitent la superposition ou l’intrication quantique pour accélérer la recherche de solutions.

Ordinateur Quantique Google
© Google Quantum

D-Wave, en revanche, s’est détournée de cette approche relativement généraliste pour se tourner vers le quantum annealing, ou recuit quantique en français. C’est une façon de fonctionner fondamentalement différente des ordinateurs quantiques développés par Google et consorts.

Contrairement aux ordinateurs quantiques à portes, de tels QAC (pour Quantum Annealing Computer) ne sont pas capables d’interpréter n’importe quelle série d’instructions. Ce sont des engins hautement spécialisés dont l’objectif est de rechercher la configuration de plus basse énergie d’un système, ce qui équivaut à trouver la solution optimale à un problème bien précis. C’est un exercice notoirement très difficile, voire impossible dans certains cas avec l’informatique traditionnelle.

Pour l’illustrer, vous pouvez visualiser les différentes solutions à un problème sous la forme d’une chaîne de montagnes et de vallées, où l’altitude représente le niveau d’énergie du système. Les points les plus bas (les fonds de vallées, en somme) correspondent à l’énergie la plus basse, et donc aux solutions les plus proches de l’optimalité.

Pour trouver la solution optimale à un problème, il suffit donc de parcourir ces vallées jusqu’à arriver au point le plus bas. Mais la montagne avoisinante pourrait aussi cacher une vallée encore plus profonde, et donc une solution plus optimale. Le souci, c’est que gravir cette montagne pour aller vérifier cette hypothèse demande énormément d’énergie, et donc beaucoup de puissance de calcul dans ce contexte. Pour les problèmes les plus complexes, où les pics sont donc extrêmement élevés, les ordinateurs conventionnels sont tout simplement incapables de franchir ces barrières énergétiques. Ils se retrouvent donc “coincés” dans une zone locale, sans pouvoir vérifier s’ils ont véritablement trouvé la solution la plus optimale qui soit. Au mieux, on ne peut donc espérer qu’une excellente approximation de la solution.

Pour trouver une solution vraiment optimale, les ordinateurs à recuit quantique exploitent l’effet tunnel quantique. C’est un phénomène qui permet à des particules de franchir des barrières énergétiques insurmontables en physique traditionnelle. Cet effet est notamment utilisé dans des microscopes de pointe, dits à effet tunnel.

Dans le cas de notre ordinateur à recuit quantique, l’effet tunnel permet de passer directement à travers ces pics sans avoir à dépenser énormément d’énergie pour les gravir, afin d’explorer plusieurs vallées simultanément. On obtient donc une solution qui a beaucoup, beaucoup plus de chances d’être vraiment optimale qu’avec un ordinateur quantique à portes.

Un succès expérimental impressionnant

D-Wave affirme que ce travail de développement a enfin payé. Dans leur papier de recherche, l’entreprise explique avoir construit un processeur à recuit quantique spécifiquement conçu pour simuler l’évolution des propriétés d’un verre de spin.

Ce terme désigne une famille de matériaux magnétiques où le spin (une propriété quantique de la matière) des atomes est arrangé de façon aléatoire. Cela génère une situation où certains spins cherchent à s’aligner tandis que d’autres veulent absolument se mettre en opposition. Il n’y a donc aucun arrangement stable qui répond aux attentes de tous les atomes, et on obtient un système relativement chaotique en constante évolution.

Traditionnellement, il est extrêmement difficile de simuler le comportement de ces constituants. Si difficile, en fait, qu’il faudrait un temps pratiquement infini à un supercalculateur pour réaliser de telles modélisations. Un fait regrettable, sachant que ces matériaux disposent de nombreuses applications très intéressantes — notamment dans le domaine des semiconducteurs.

D-Wave, en revanche, affirme que son processeur à recuit quantique ultraspécialisé lui a permis de modéliser directement le comportement du matériau, sans être limité par les approximations inhérentes aux techniques traditionnelles (voir plus haut)… en quelques minutes. Elle revendique donc la « première démonstration de la suprématie quantique sur un problème concret du monde réel ».

La suprématie quantique, vraiment ?

Cette dernière affirmation mérite toutefois d’être prise avec des pincettes. Pour rappel, ce n’est pas la première fois qu’une entreprise revendique la suprématie quantique, et il faut toujours se méfier ; c’est un terme ronflant qui est souvent utilisé à des fins de communication pour promouvoir des travaux prometteurs. On se souvient par exemple de Google, qui avait affirmé avoir atteint la suprématie quantique dès 2019 avec son processeur Sycamore (voir cette étude).

Même si les technologies des deux firmes sont fondamentalement différentes, ce qui est important, c’est que cette revendication s’est effritée assez rapidement. En effet, d’autres chercheurs ont finalement reproduit ces résultats sans ordinateur quantique, simplement en optimisant des techniques de calcul conventionnelles. Il est tout à fait possible que ces travaux de D-Wave suivent la même trajectoire dans quelques années.

Jusqu’à preuve du contraire, on peut donc légitimement considérer que l’étude de D-Wave ne va pas déboucher sur une révolution immédiate de l’informatique quantique. Quoi qu’en dise l’entreprise, il va sans doute falloir patienter encore un certain temps avant d’atteindre la vraie suprématie quantique, celle qui nous permettra de résoudre une myriade de problèmes concrets totalement inabordables avec les ordinateurs d’aujourd’hui.

Mais cela ne signifie pas non plus que ces travaux méritent d’être balayés d’un revers de la main. Pour commencer, il s’agit d’un beau succès expérimental avec des retombées très concrètes en physique fondamentale et en science des matériaux.

En outre, cette étude a aussi le mérite de montrer l’intérêt d’explorer des approches différentes, en marge de ce que font les géants de l’industrie. Dans le meilleur des cas, cette démarche permettra d’éliminer des pistes stériles. Et dans l’idéal, elle nous rapprochera un peu plus du moment où cette technologie formidable va véritablement monter en puissance pour révolutionner l’informatique telle qu’on la connaît aujourd’hui.

Rendez-vous dans quelques années (ou, plus vraisemblablement, décennies) pour voir si ce papier restera dans les annales, ou s’il ne s’agira que d’un jalon assez anecdotique sur la longue route de la suprématie quantique.

Le texte de l’étude est disponible ici.

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