Une variante encore plus élusive la fameuse « particule fantôme », le neutrino, vient de pointer le bout de son nez dans une étude fascinante qui regorge d’implications profondes ; selon ses auteurs, des neutrinos stériles pourraient être indirectement à l’origine de toute la matière contenue dans l’Univers, et permettre de résoudre une vieille énigme qui résiste aux coups de boutoir des physiciens depuis des décennies.
Pour cerner les tenants et aboutissants de ces travaux, il faut d’abord se poser une question qui peut sembler idiote au premier abord, mais qui est en fait bien plus profonde qu’elle n’en a l’air : pourquoi l’Univers est-il rempli de matière ?
L’asymétrie matière-antimatière, un mystère majeur de la physique moderne
Si cette interrogation est tout à fait légitime, c’est parce que la matière standard, celle avec laquelle nous interagissons au quotidien, n’est que la partie émergée de l’iceberg. Chaque particule décrite dans le modèle standard dispose en effet d’un jumeau quasiment identique, à l’exception de sa charge qui est opposée ; toute cette ménagerie constitue ce qu’on appelle l’antimatière, un concept proposé par l’illustre physicien Paul Dirac à la fin des années 1920.
La propriété la plus remarquable de ces objets réside dans leurs interactions avec la matière ordinaire. Quand une particule conventionnelle rencontre son anti-jumeau, ils s’annihilent mutuellement en relâchant une grande quantité d’énergie sous forme de rayons gamma.
Ce mécanisme est aujourd’hui très bien soutenu par la théorie, mais aussi par une grande quantité de preuves expérimentales qui ne laissent quasiment aucune place à l’interprétation. Mais cela pose aussi un autre problème particulièrement épineux.
En effet, les premiers modèles décrivant l’évolution de l’univers considéraient que la matière et l’antimatière avaient été créées en quantités parfaitement égales au moment du Big Bang. Mais si c’était le cas, l’Univers tel qu’on le connaît n’existerait tout simplement pas, et pour cause : tous les constituants de la matière auraient été promptement annihilés lors de leurs rencontres avec leurs anti-jumeaux ! Or, puisque vous êtes en train de parcourir cet article, c’est forcément qu’une partie de la matière ordinaire a survécu à ce cataclysme originel.
Cette incohérence a poussé les physiciens à reconsidérer une partie de ce scénario. Aujourd’hui, on estime qu’un déséquilibre a permis à la matière ordinaire d’émerger en plus grande quantité que l’antimatière. Une interprétation certes cohérente… mais qui apporte elle aussi son lot de problèmes. Après un siècle d’efforts concertés de la part des plus grands visionnaires de l’histoire de la science, personne n’a réussi à déterminer l’origine de cette asymétrie.
Des neutrinos « droitiers » qui brillent par leur absence
C’est là qu’intervient une nouvelle étude récemment prépubliée sur arXiv, repérée par le physicien et vulgarisateur Paul Sutter. Selon ses auteurs, la clé du mystère pourrait résider dans une famille de particules extrêmement discrètes, à savoir les neutrinos.
Ces objets sont eux-mêmes très mystérieux à bien des égards. S’ils sont relativement mal connus par rapport aux autres particules du modèle standard, c’est parce qu’il est très difficile de mettre la main dessus. En plus de leur masse incroyablement faible, ils ne semblent réagir qu’à deux forces : la gravité et l’interaction faible. Par conséquent, ils sont capables de traverser de grandes quantités de matière physique, comme des planètes entières, sans laisser la moindre trace ! Il va sans dire qu’il est incroyablement difficile de les détecter, et donc de les étudier ; pas étonnant qu’ils aient hérité du surnom de « particules fantômes ».
Une autre caractéristique des neutrinos qui laisse les physiciens perplexes concerne leur structure, et repose sur la notion de chiralité. Pour l’illustrer, on peut prendre l’exemple de la main humaine. Vos deux appendices comportent exactement les mêmes os, tendons, muscles, cartilages et nerfs, et ils sont (idéalement) arrangés selon la même structure : peu importe quelle main vous avez choisie, l’index est toujours relié à la paume et se situe entre le majeur et le pouce. Mais il suffit d’un coup d’œil pour observer une différence majeure : vous avez une main gauche et une main droite qui sont symétriques l’une par rapport à l’autre. Si vous placez votre main gauche sur votre main droite, ou vice-versa, elles ne se superposent pas.
Cette distinction existe aussi pour de très nombreuses molécules et particules dites chirales ; comme nos mains, il en existe des variantes gauches (lévogyre) et droites (dextrogyre), qui présentent des structures atomiques ou un spin opposé. C’est le cas des neutrinos… sauf que les trois variantes connues sont toutes lévogyres ! À ce jour, personne n’a jamais trouvé la moindre trace d’un neutrino « droitier », aussi appelé neutrino stérile, alors qu’ils occupent pourtant une place significative dans les modèles cosmologiques actuels.
Du neutrino au Majoron, un nouveau candidat pour la matière noire
Un détail pas anodin pour les auteurs de cette nouvelle étude, qui y ont vu un lien potentiel avec l’asymétrie entre la matière et l’antimatière.
Dans leur papier, ils ont proposé un modèle où ces deux familles de neutrinos coexistaient en quantité parfaitement égale au tout début de l’univers, il y a presque 14 milliards d’années — un peu comme le couple matière/antimatière. Au fil de l’expansion et du refroidissement du cosmos, une perturbation aurait toutefois rompu cet équilibre, conduisant à la disparition de ces neutrinos droitiers.
C’est une hypothèse intéressante, car elle permettrait d’expliquer pourquoi ces derniers semblent impossibles à observer de nos jours. Mais les lois de la physique telle qu’on les connaît leur interdisent évidemment de se volatiliser sans laisser la moindre trace. Pour les auteurs, ils auraient en fait fusionné pour former une toute nouvelle classe de particules hypothétiques, les Majorons. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il s’agit d’un objet particulièrement exotique : toujours selon ce modèle, il serait sa propre antiparticule !
Ces majorons auraient ensuite survécu discrètement depuis cette ère primordiale. D’après les calculs des chercheurs, ils constituent désormais la majeure partie de la masse de chaque galaxie, tout en restant invisibles et insaisissables. Cette définition vous rappelle quelque chose ? C’est normal : cela ressemble à s’y méprendre à la manière dont on décrit aujourd’hui la matière noire, cette entité encore hypothétique qui a été formalisée pour expliquer des incohérences flagrantes entre la réalité observable et les modèles qui décrivent la structure et le comportement des galaxies. Par conséquent, ce modèle place aussi le Majoron comme un candidat de premier choix pour la matière noire, dont la nature exacte reste inconnue (à supposer qu’elle existe bel et bien).
La clé de la grande asymétrie ?
Enfin, la réaction en chaîne qui a conduit à l’émergence des majorons aurait eu une dernière conséquence au moins aussi importante. En plus de transformer ces neutrinos droitiers, les chercheurs suggèrent qu’elle a aussi bouleversé l’équilibre délicat qui existait entre la matière et l’antimatière, conduisant à l’asymétrie qui a permis à la première de continuer à exister pour former l’Univers tel qu’on le connaît aujourd’hui !
Vous l’aurez compris, il s’agit d’un modèle audacieux qui regorge d’implications excessivement profondes. Malheureusement, il sera difficile de le valider ou de l’infirmer. Pour y parvenir, il faudra attendre de détecter soit un Majoron, soit un de ces fameux neutrinos droitiers qui aurait échappé à la réaction en chaîne – ce qui est tout sauf une garantie. Mais le jeu en vaut la chandelle ; si l’un des détecteurs de neutrinos actuellement en activité repère un jour un signal compatible avec ce scénario, nous serons donc sur la voie royale pour résoudre plusieurs grands mystères cosmologiques d’un seul coup. Une perspective évidemment très excitante pour tous les physiciens. Il conviendra donc de suivre les travaux des physiciens qui tenteront de valider ou d’infirmer ce modèle fascinant.
Le texte d el’étude est disponible ici.
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