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CERN : le LHC détecte le noyau d’antimatière le plus lourd jamais identifié

Une nouvelle analyse d’une expérience conduite au sein du LHC il y a plusieurs années a révélé la présence d’antihyperhélium-3 – un grand succès qui, malheureusement, n’a toujours pas permis de résoudre le grand mystère cosmologique à l’origine de ces travaux.

En août dernier, l’accélérateur de particules du Brookhaven National Lab (BNL), aux États-Unis, a permis à une équipe de physiciens de détecter ce qui était alors le noyau d’antimatière le plus lourd à ce jour. Désormais, ce sont les troupes du CERN, armées de leur formidable LHC, qui sont entrées dans la danse : le prestigieux institut a annoncé la toute première détection d’un noyau d’antihyperhélium-4, qui devient le nouveau tenant du titre dans cette catégorie.

La manière la plus intuitive d’appréhender l’antimatière, c’est de la considérer comme l’alter ego de la matière ordinaire, celle dont le monde qui nous entoure est constitué et avec laquelle nous interagissons constamment. Comme cette dernière, l’antimatière est constituée de différentes particules aux propriétés parfaitement identiques à celles de leurs jumelles conventionnelles, à une exception près : elles portent des charges électriques opposées. L’exemple le plus souvent mentionné est probablement celui du positron, l’anti-jumeau de l’électron qui porte une charge positive au lieu d’une charge négative.

L’antimatière, un pilier de la physique moderne

Depuis que l’idée a été proposée en 1928 par Paul Dirac, un titan de la science dont les travaux ont largement contribué à l’émergence de la mécanique quantique, l’imaginaire collectif s’est rapidement trouvé une passion pour ce concept d’antimatière, notamment à cause d’une propriété aux implications excessivement profondes : quand de la matière ordinaire et de l’antimatière se rencontrent, elles s’annihilent mutuellement en relâchant une grande quantité d’énergie sous forme de rayons gamma.

Antimatière Midjourney
© Journal du Geek – MidjourneyAI

Cet effet est devenu un thème récurrent dans de nombreuses œuvres de fiction. On peut citer l’incontournable saga Star Trek, où cette substance exotique sert de source d’énergie aux vaisseaux spatiaux comme l’USS Enterprise, ou la série de romans Anges & Démons de Dan Brown, où l’intrigue tourne autour d’une arme de destruction massive à base d’antimatière.

Mais ce phénomène d’annihilation a aussi des implications très concrètes en science fondamentale, et notamment en cosmologie. En effet, il joue un rôle déterminant dans de nombreux modèles cosmologiques qui décrivent la dynamique de notre univers. Son étude est donc d’une importance cruciale pour comprendre l’histoire de notre monde, et la manière dont il a évolué depuis le Big Bang.

Mais le moins que l’on puisse dire, c’est que nous sommes encore très loin de comprendre parfaitement les propriétés de l’antimatière ; en fait, elle a même donné lieu à une des énigmes les plus tenaces de toute la science moderne.

Un mystère cosmologique extrêmement tenace

Initialement, les théoriciens considéraient en effet que la matière et l’antimatière avaient été créées en quantités parfaitement égales à l’aube de l’Univers. Or, ce scénario ne colle pas vraiment avec la réalité observable ; si c’était le cas, quasiment tous les atomes existants auraient donc été annihilés dans un délai relativement court — y compris ceux qui constituent le monde dans lequel nous vivons !

Cette incohérence a poussé les physiciens à peaufiner l’idée originale ; ils estiment aujourd’hui qu’un déséquilibre aurait permis à la matière ordinaire d’émerger en plus grande quantité que l’antimatière. C’est une interprétation satisfaisante dans la mesure où elle permet d’expliquer pourquoi tout l’Univers n’est pas peuplé exclusivement de photons — en revanche, même après un siècle d’efforts concertés des plus grands cerveaux de la science moderne, personne n’a réussi à déterminer l’origine de cette mystérieuse asymétrie.

Aujourd’hui, il n’existe qu’une seule approche expérimentale viable qui pourrait permettre de répondre à cette question : identifier de nouveaux noyaux d’antimatière pour étudier leurs propriétés et leurs interactions. Les physiciens se concentrent notamment sur la masse de ces noyaux d’antimatière, car les plus lourds sont aussi les plus à même de nous renseigner sur l’origine de ce déséquilibre. Le souci, c’est que plus on vise des masses élevées, plus ces anti-noyaux deviennent difficiles à produire en laboratoire. Pour continuer cette grande quête, il faut donc déployer des moyens de plus en plus importants.

Les accélérateurs de particules en première ligne

C’est là qu’interviennent les institutions de recherche comme le Brookhaven National Laboratory (BNL) et le Conseil Européen pour la Recherche Nucléaire (CERN). Grâce à leurs accélérateurs de particules de pointe (le Relativistic Heavy Ion Collider et le Large Hadron Collider, respectivement), ils consacrent une partie substantielle de leurs efforts à traquer des noyaux d’antimatière de plus en plus massifs, en espérant tomber sur la perle rare qui leur apportera enfin quelques éléments de réponse exploitables.

© Samuel Joseph Hertzog – CERN

C’est dans le cadre de ces travaux qu’en août dernier, les troupes du BNL ont annoncé la découverte de l’antihyperhydrogène-4, l’hypernoyau d’antimatière le plus lourd jamais identifié à ce jour. Un véritable tour de force expérimental… qui, malheureusement, a conduit les chercheurs américains droit dans un nouveau cul-de-sac. En effet, après avoir analysé ce minuscule mastodonte sous tous les angles possibles et imaginables, les auteurs de l’étude n’ont observé aucune violation flagrante de la symétrie entre la matière et l’antimatière. Désormais, c’est au tour d’une équipe de notre CERN de repousser cet axe de recherche encore plus loin.

Le LHC et le machine learning, un duo gagnant

Pour y parvenir, les chercheurs se sont appuyés sur le LHC, l’accélérateur de particules le plus puissant de la planète. Dans ce canon à particules surpuissant, il est possible de générer des collisions entre des éléments lourds afin de créer un plasma — un état de la matière où les électrons des atomes sont arrachés à leur noyau et se promènent librement dans un désordre complet. Plus spécifiquement, ces collisions génèrent un plasma composé de quarks et de gluons, des sous-particules fondamentales qui forment les protons et les neutrons que l’on trouve au cœur des atomes. Cette distinction est importante, car les chercheurs estiment que c’est dans cet état que se trouvait notre univers juste après le Big Bang, quand la matière et l’antimatière ont émergé. En d’autres termes, il s’agit de l’environnement parfait pour chasser des noyaux exotiques à l’aide d’un détecteur ultraspécialisé, appelé ALICE.

Alice Lhc
Le détecteur ALICE, qui a permis de retrouver la trace de l’antihyperhydrogène 3 dans les collisions produites par le LHC. © CERN – Antonio Saba

La dernière fois que le CERN a conduit cette expérience précise, c’était en 2018. À l’époque, ils ont fait se percuter des atomes de plomb à une vitesse proche de celle de la lumière, dégageant une énergie de 5 TeV — un chiffre absolument phénoménal pour ces objets nanométriques. Pour l’illustrer, on peut raisonner à une échelle plus importante en remplaçant les atomes par des boulets de canon de 10 kg : dans ces mêmes conditions, la collision aurait généré une énergie environ 75 fois supérieure à celle de la bombe atomique larguée sur Hiroshima à la fin de la Seconde Guerre mondiale !

À l’époque, les chercheurs en charge de l’expérience n’avaient pas réussi à identifier de noyaux d’antimatière suite à cette collision. Mais ils ont soigneusement conservé les données, et bien leur en a pris. Car entre temps, de nouvelles techniques d’analyse plus sophistiquées ont rejoint l’arsenal des chercheurs, notamment grâce à la montée en puissance de l’intelligence artificielle.

Récemment, les physiciens du CERN ont donc épluché ces données une nouvelle fois grâce à un outil à base de machine learning très puissant, capable de détecter des indices statistiques extrêmement discrets qui peuvent trahir la présence de noyaux d’antimatière. Et ils ont sans doute été ravis de constater que l’analyse a révélé la présence de noyaux d’anti-hélium 3 et de pions ; il s’agit en effet des produits de la désintégration de l’antihyperhelium-4, qui n’est autre que le noyau d’antimatière le plus lourd à avoir été détecté ! En d’autres termes, cela prouve que ce noyau tant attendu a bien été produit au sein du LHC en 2018.

Toujours pas de nouveaux indices à l’horizon

Il s’agit d’une trouvaille formidable qui mérite d’être applaudie des deux mains — mais comme en août dernier, les physiciens restent encore sur leur faim. En effet, cette nouvelle analyse a encore une fois révélé que l’hyperhelium-4 et son anti-jumeau avaient été produits en quantités égales lors des collisions. Par conséquent, le CERN n’a pu en tirer aucun indice concret sur l’origine de la fameuse asymétrie entre la matière et l’antimatière. Il va donc falloir continuer de traquer des anti-noyaux encore plus lourds pour faire avancer la résolution de ce mystère ô combien tenace.

C’est un résultat qui pourrait sembler excessivement décourageant — mais c’est en fait tout le contraire.

Les spécialistes de la physique fondamentale sont habitués à fournir des efforts énormes pour tester les limites de ces modèles théoriques, sans la moindre garantie de résultat. C’est d’autant plus vrai en physique des particules, comme le montre l’exemple célèbre du boson de Higgs. Alors qu’il a été théorisé en 1964, il a fallu patienter cinq décennies supplémentaires pour mettre la main sur la fameuse « particule de Dieu ». Et en dépit de tous ces efforts, cet objet est encore très loin d’avoir conduit à la révolution théorique attendue par certains physiciens.

Ce constat vaut aussi pour la physique traditionnelle et la cosmologie. Cela fait des décennies que les spécialistes détricotent la relativité générale en espérant trouver une faille qui permettrait de la réconcilier avec la physique des particules — sans succès pour le moment ;  la théorie d’Einstein semble plus inébranlable que jamais.

Mais il serait très indélicat de l’interpréter comme un gâchis d’énergie et de moyens. Les physiciens savent pertinemment que ces efforts restent indispensables pour espérer percer les secrets les mieux gardés de l’Univers. Comme toujours, il va donc falloir souhaiter bien du courage à ces spécialistes qui ont consacré leur vie à l’étude de notre monde ; un jour, une idée révolutionnaire, un énorme coup de chance ou, plus vraisemblablement, un mélange des deux leur permettra sans doute de trouver les dernières pièces de ce fascinant puzzle scientifique. Haut les cœurs !

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Source : CERN

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