Au terme d’une longue expérience de plus de 10 ans, des physiciens ont réussi à décrire pour la première fois la structure interne des neutrons. Un résultat marquant qui pourrait permettre de mieux comprendre les propriétés de ces briques essentielles de la matière.
Les protons et les neutrons, rassemblés sous le nom générique nucléons, jouent un rôle central dans l’Univers qui nous entoure. À eux deux, ils forment les noyaux de tous les atomes connus, et leur nombre contribue directement à déterminer la nature de l’élément en question. Le noyau du carbone 12, cette brique essentielle de la vie telle qu’on la connaît, est par exemple constitué de 6 protons et de 6 neutrons, tandis qu’un noyau d’oxygène contient 8 protons et 8 neutrons.
Des objets chaotiques à l’origine d’une “crise“
Ces nucléons sont donc des fondations sur lesquelles l’intégralité du monde matériel est construite. Mais il ne s’agit techniquement pas de constituants fondamentaux de la matière. En effet, ils sont eux-mêmes constitués d’un ensemble de sous-particules appelées quarks. Ces derniers sont maintenus ensemble par d’autres sous-particules, les gluons, qui sont eux-mêmes à l’origine l’interaction forte — une des quatre forces fondamentales de la nature.
On sait déjà qu’à cette échelle, les différents nucléons se ressemblent beaucoup. D’après le modèle standard de la physique des particules, la principale différence réside dans les propriétés des quarks qu’on y trouve, et notamment dans ce qu’on appelle leur spin.
Au niveau quantique, le spin est une propriété que l’on peut assimiler à la rotation (ou plus spécifiquement, au moment cinétique) d’une particule. Il s’agit d’un gros abus de langage, mais ce qui est important, c’est que ce spin est très important pour définir le comportement et les interactions des particules. Par exemple, lorsque deux quarks « up » sont liés à un quark « down » au spin opposé, on obtient un proton ; à l’inverse, lorsque deux quarks down sont associés à un quark up solitaire, on obtient un neutron.
Mais il s’agit d’une description très simplifiée et pas vraiment représentative de la réalité. En pratique, les nucléons sont des objets très dynamiques dont les constituants sont loin d’être figés. Les quarks et les neutrons interagissent constamment dans un ballet plutôt chaotique, régi par une myriade de phénomènes difficiles à cerner.
Et il se trouve justement que le spin des nucléons intrigue les physiciens depuis longtemps. Intuitivement, on pourrait penser que le spin d’un proton ou d’un neutron est simplement la somme du spin des quarks qui le composent. Mais ce n’est pas le cas ; en pratique, le spin total du nucléon est significativement plus élevé que celui de ses constituants. Et à l’heure actuelle, personne ne sait exactement pourquoi. Est-ce une conséquence des interactions entre les quarks et les gluons ? Ou d’un autre phénomène encore jamais documenté ? Pour le moment, le mystère reste entier, et les physiciens lui ont même donné un nom : la “crise du spin des nucléons“.
10 ans de travail pour surmonter un obstacle expérimental
Pour mieux comprendre le comportement de cette ménagerie nanométrique, les physiciens ont pris l’habitude de maltraiter des nucléons dans des accélérateurs de particules; ils les bombardant avec d’autres objets nanométriques accélérés à une vitesse proche de celle de la lumière afin d’analyser leur structure.
Une de ces procédures, appelée DVCS (Deeply Virtual Compton Scattering), consiste à utiliser un électron en tant que projectile. Lorsqu’il percute un nucléon, il lui transmet une partie de son énergie qui est ensuite ré-émise sous forme d’un photon. Les physiciens peuvent donc analyser les propriétés du photon et la trajectoire de l’électron, afin de calculer la distribution (ou GPD, pour generalized parton distributions) des quarks et des gluons qui constituent le nucléon.
Ce protocole fonctionne très bien pour les protons, et a déjà permis de résoudre certaines énigmes qui ont laissé les physiciens perplexes pendant des décennies. Malheureusement, on ne peut pas en dire autant des neutrons. En effet, les électrons qui percutent ces particules électriquement neutres dans ces conditions ont tendance à ricocher avec un angle d’environ 40°. Cela pose un sérieux problème géométrique, car de nombreux accélérateurs de particules ne disposent pas d’un détecteur suffisamment large pour capturer des particules avec une telle déviation.
Pour combler cette lacune, en 2011, une unité de recherche mixte du CNRS et de deux universités parisiennes a organisé la construction du Central Neutron Detector, un détecteur spécialisé qui a été mis en service en 2019. Avec ce nouvel instrument, l’équipe du Laboratoire de physique des 2 infinis Irène Joliot-Curie (IJCLab) était enfin prête à se pencher sur ces fameux neutrons… mais elle s’est malheureusement heurtée à un nouvel obstacle.
Le nouveau détecteur était construit de manière à bloquer les protons, chargés positivement, afin que l’équipe puisse se concentrer exclusivement sur les neutrons, la cible principale de cette expérience. Malheureusement, les premières analyses ont révélé que ce filtre présentait des zones mortes où les protons parvenaient tout de même à s’infiltrer. Une contamination malheureuse, puisque dans une discipline aussi précise que la physique des particules, un incident de ce genre peut invalider toute une série de données expérimentales.
Faute de pouvoir modifier le détecteur en lui-même, les auteurs ont donc dû prendre le temps de concevoir un algorithme spécialisé pour nettoyer les données, ce qui a demandé des efforts considérables. Mais le jeu en valait la chandelle. Au bout du processus, les chercheurs ont pu appliquer la méthode DVCS à l’analyse des neutrons, ce qui leur a notamment permis de cartographier les différentes répartitions possibles des quarks et des gluons dans cette particule.
Une dissection de neutrons très prometteuse
Mais surtout, ils ont enfin pu s’attarder le GPD E, un motif de distribution très mal documenté jusqu’à présent. Ce GDP E est très important, car d’après les auteurs, c’est l’un des rares éléments qui pourraient aider les physiciens à sortir de cette fameuse « crise du spin ».
Ces nouvelles analyses de la répartition des quarks et des gluons dans les neutrons, dont les résultats viennent tout juste d’être publiés, permettront sans doute de faire progresser cet axe de recherche. Grâce à ces résultats, les physiciens sont mieux armés que jamais pour comprendre l’origine de la différence de spin qui a donné lieu à la « crise du spin ». Il sera donc très intéressant de suivre les retombées de ces travaux qui pourraient ouvrir la voie à des percées fascinantes en physique des particules.
Le texte de l’étude est disponible ici.
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