Des chercheurs américains ont créé une molécule dont la structure viole allègrement une règle fondamentale de la chimie organique. Des travaux qui pourraient marquer le début d’une nouvelle ère dans cette discipline ô combien importante.
Le carbone est un élément indissociable de la vie telle qu’on la connaît sur Terre. Grâce à sa capacité à se lier durablement à des tas d’autres éléments, cet atome est la colonne vertébrale d’un tas de composés complexes qui jouent un rôle absolument crucial dans notre existence, des protéines aux acides nucléiques en passant par les lipides et les enzymes.
Depuis plus de deux siècles, il s’est donc retrouvé au centre d’une discipline scientifique à part entière : la chimie organique, qui est centrée sur l’étude de la structure et de la dynamique des composés à base de carbone. C’est à travers elle que d’éminents chercheurs nous ont permis de comprendre comment fonctionne une grande partie du monde qui nous entoure, avec des implications majeures pour des tas d’autres disciplines.
Au fil des années, les spécialistes de la chimie organique ont établi un certain nombre de règles générales qui décrivent le comportement des molécules carbonées. Traditionnellement, ces règles se sont avérées particulièrement solides, et ont largement contribué à des tas de découvertes qui ont révolutionné la médecine, la pharmacologie, l’agriculture, ou encore la science des matériaux. Mais comme toujours en sciences, les règles ne sont qu’à un contre-exemple de voler en éclats, avec des conséquences potentiellement très importantes — et c’est précisément ce qui vient de se passer dans un laboratoire de l’université américaine d’UCLA.
Une règle centenaire…
Cette nouvelle étude, publiée dans le prestigieux journal Science, est centrée sur la règle de Bredt. Cette dernière porte sur la structure de certains composés carbonés particuliers. Pour la comprendre, il faut d’abord se pencher sur la façon dont les atomes se lient entre eux.
En règle générale, pour s’unir au sein d’une molécule, ils ont souvent recours à ce que l’on appelle une liaison covalente. Ils mettent chacun l’un de leurs électrons en commun, et s’attirent alors entre eux sous l’effet de la force électrostatique. Ces liaisons peuvent être simples, mais aussi doubles ou même triples ; dans ce cas, les deux atomes partagent non pas une, mais deux ou trois paires d’électrons. On obtient alors une liaison solide qui rend la structure plus rigide, puisque cela l’empêche de pivoter autour de cet axe.
Mais ces doubles liaisons ne peuvent pas exister n’importe où. C’est notamment le cas dans certaines molécules qui contiennent de petits éléments cycliques, que l’on peut visualiser comme des “cercles” d’atomes fermés. La règle de Bredt stipule justement que ces doubles liaisons ne peuvent pas exister à l’intersection de ces éléments cycliques. Autrement, on obtiendrait une structure distordue et complètement instable, et par extension impossible à synthétiser en pratique.
…faite pour être transgressée
Techniquement, cela n’a jamais été prouvé rigoureusement ; la règle de Bredt est essentiellement empirique. Elle s’est tout de même révélée extrêmement solide depuis son introduction il y a un siècle, à tel point qu’elle s’est imposée comme un grand classique des manuels de chimie organique… et pourtant, elle semble désormais invalidée par les chercheurs d’UCLA. Dans leur dernière étude, ils ont en effet réussi à synthétiser différents types de molécules qui violent allègrement la règle de Bredt. Chacune d’entre elles présente en effet une de ces fameuses doubles liaisons à la jonction entre deux cycles, mais reste parfaitement stable, contrairement à ce que stipule la règle.
Pour les auteurs, c’est une démonstration claire que ces “règles” ne doivent pas être prises au pied de la lettre. Ils y voient même un exemple criant de l’importance de s’en émanciper pour faire progresser la recherche fondamentale.
« Nous ne devrions pas avoir de règles comme celle-ci — ou en tout cas, il faut constamment garder à l’esprit qu’il s’agit de lignes directrices et non de règles. Cela détruit la créativité lorsque nous avons des règles ainsi gravées dans la roche », martèle Niel Garg, professeur de biochimie à UCLA et co-auteur de l’étude.
Un potentiel très concret pour la recherche
Mais cette étude n’est pas seulement un appel à sortir des sentiers battus. Le fait d’avoir réussi à synthétiser des molécules qui défient la règle de Bredt pourrait même avoir des implications très concrètes, notamment dans la recherche pharmaceutique.
En effet, lorsque des chercheurs modélisaient de nouvelles molécules, celles qui présentaient cette fameuse double liaison à un endroit inopportun étaient souvent exclues d’office ; on estimait généralement qu’elles étaient impossibles à synthétiser, et donc inutiles en pratique. Par conséquent, la règle de Bredt a souvent été un obstacle à la création de nouvelles molécules intéressantes. Mais en faisant sauter cette barrière, ces travaux ont donc ouvert la voie à la découverte et à la synthèse de nouvelles molécules à fort potentiel.
« L’industrie pharmaceutique essaie activement de développer des réactions chimiques qui produisent des structures tridimensionnelles comme la nôtre, car elles peuvent être utilisées pour découvrir de nouveaux médicaments », explique Garg. « Cette étude met fin à cent ans d’idées préconçues, et montre que les chimistes peuvent fabriquer et utiliser des molécules anti-Bredt pour fabriquer des produits à forte valeur ajoutée. »
Cela ne signifie pas qu’une myriade de médicaments révolutionnaires vont émerger d’ici quelques mois. En revanche, cela débloque un tas d’axes de recherche très enthousiasmants, et il sera très intéressant de voir ce qui attend les spécialistes ainsi libérés de ce fardeau imaginaire au bout de cette nouvelle route scientifique.
Le texte de l’étude est disponible ici.
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