L’accélérateur de particules du Brookhaven National Lab, aux États-Unis, a récemment permis à une équipe de physiciens de détecter le noyau d’antimatière le plus lourd à ce jour. Cet objet exotique, nommé antihyperhydrogène-4, n’a malheureusement pas révélé d’indice déterminant sur la façon dont l’Univers tel qu’on le connaît s’est construit – mais la quête ne va pas s’arrêter pour autant.
Pour comprendre les implications de cette trouvaille, il faut d’abord remonter à la définition de l’antimatière. Au niveau le plus superficiel, il s’agit du pendant de la matière ordinaire, celle avec laquelle nous interagissons au quotidien. Comme cette dernière, elle est composée de différentes particules dont les propriétés sont totalement identiques à celles de leurs équivalents classiques, à une exception près : la charge, qui est opposée. Par exemple, le positron, qui est l’anti-jumeau de l’électron, est doté d’une charge positive.
Depuis qu’il a été proposé sur la base des travaux de l’illustre physicien Paul Dirac, ce concept a largement été exploité par les auteurs de science-fiction, notamment à cause de sa propriété la plus remarquable. En effet, quand de la matière et de l’antimatière entrent en contact, elles s’annihilent en relâchant une grande quantité d’énergie sous forme de rayons gamma.
Le grand mystère de la symétrie matière-antimatière
Mais ce phénomène joue aussi un rôle très important dans le monde réel ; c’est un des piliers de nombreux modèles cosmologiques qui décrivent l’évolution de notre univers, et son étude est donc fondamentale pour comprendre la dynamique du monde qui nous entoure.
La théorie suggère que la matière et l’antimatière ont été créées en quantités égales à l’aube de notre univers. Par conséquent, elles auraient dû s’annihiler mutuellement peu après le Big Bang. Or, on peut facilement déceler un gros problème dans ce scénario : puisque vous êtes en train de parcourir cet article, c’est forcément qu’une partie de la matière ordinaire a survécu en masse à ce cataclysme originel ! L’antimatière, de son côté, ne semble exister qu’en très faible quantité.
Cela pointe vers un déséquilibre majeur qui aurait permis à la matière ordinaire d’émerger en quantités plus importantes par rapport à l’antimatière, préservant ainsi l’Univers de l’auto-destruction. Malheureusement, l’origine de cette asymétrie demeure totalement inconnue à ce jour, et cette incohérence apparente torture les physiciens depuis bientôt in siècle.
Le RHIC à la rescousse
Pour espérer l’identifier, nous ne connaissons qu’une seule approche : commencer par découvrir de nouveaux noyaux d’antimatière de plus en plus lourds. En effet, cette fameuse asymétrie matière-antimatière devrait être nettement plus facile à repérer dans des noyaux à la masse plus importante.
C’est là qu’interviennent les chercheurs en charge du Relativistic Heavy Ion Collider (RHIC). Contrairement au LHC du CERN, cet accélérateur de particules n’a pas pour objectif de provoquer des collisions extrêmement énergétiques entre des protons pour étudier les particules responsables des forces fondamentales de la nature, comme le fameux Boson de Higgs.
À la place, ses opérateurs cherchent plutôt à recréer les conditions de l’Univers précoce, à l’époque où l’espace était presque entièrement occupé par un plasma de quarks et de gluons — les briques les plus fondamentales de la matière normale.
Pour y parvenir, les chercheurs provoquent des collisions violentes entre des objets nettement plus lourds que les protons, comme des noyaux d’or amputés de leurs électrons et accélérés à une vitesse proche de celle de la lumière. C’est donc une véritable usine à antiparticules. Au fil des années, il a produit des quantités importantes (toutes proportions gardées) de noyaux exotiques constitués de positrons, d’antiprotons et d’antineutrons. Le RHIC est donc un outil très précieux pour étudier les constituants déjà connus de l’antimatière et pour en chercher de nouveaux.
Le noyau d’antimatière le plus lourd jamais observé…
La dernière fois qu’un tout nouvel objet a été identifié au cœur de l’engin, il s’agissait de l’antihélium-4, le jumeau de l’hélium 4 qui est composé de deux antiprotons et de deux antineutrons. Or, les modélisations des chercheurs ont montré que ce dernier était lui-même le produit d’une autre réaction : il apparaît à la mort d’un autre noyau plus lourd, l’antihyperhydrogène-4. Lorsqu’il se désintègre, il laisse derrière lui de l’antihélium 4 et un pion (une particule composée de quarts et d’antiquarks).
L’équipe a donc multiplié les expériences pour rechercher de l’antihélium et des pions dans le réacteur. Leur objectif était de retracer leurs trajectoires respectives pour remonter à l’origine de la collision dont ils ont émergé, en espérant tomber sur quelques noyaux d’antihyperhydrogène-4 qui n’auraient pas eu le temps de se désintégrer.
Et plus de 6 milliards de collisions, ce travail de fourmi a enfin porté ses fruits. Dans une étude publiée dans le prestigieux journal Nature, les auteurs ont fièrement annoncé avoir repéré la signature caractéristique de 16 noyaux d’antihyperhydrogène-4 dans leur réacteur. Avec quatre antiparticules au compteur – un antiproton, deux antineutrons et un antihyperon -, il s’agit du noyau d’antimatière le plus lourd jamais observé.
…et un nouveau cul-de-sac
Ni une ni deux, les chercheurs ont donc analysé ces noyaux sous toutes les coutures pour les comparer à leurs équivalents de la matière ordinaire… et sont revenus bredouille. Dans le texte de l’étude, ils expliquent n’avoir observé aucune violation flagrante de la symétrie entre la matière et l’antimatière. Exception faite de la charge, les propriétés de l’antihyperhydrogène-4 se sont révélées parfaitement identiques à celles de son jumeau, exactement comme le suggèrent les travaux de Dirac.
À moins d’un rebondissement aussi spectaculaire qu’improbable, il va donc falloir continuer de rechercher des noyaux encore plus lourds en espérant trouver une faille dans laquelle les physiciens pourront enfin s’engouffrer…
Vu de l’extérieur, c’est un résultat qui pourrait sembler excessivement décourageant — mais il n’en est rien. Les spécialistes de la physique fondamentale sont habitués à fournir des efforts énormes pour tester les limites des modèles qui décrivent le comportement de la matière, sans la moindre garantie de résultat.
Rien qu’en physique des particules, les exemples sont légion. Il a fallu attendre près de cinquante ans pour mettre la main sur le fameux boson de Higgs, qui a été théorisé en 1964 et mesuré en 2012. Et pourtant, la « particule de Dieu » est encore très loin d’avoir conduit à la révolution théorique pressentie par certains physiciens.
C’est encore plus flagrant dans la physique plus traditionnelle. Cela fait des décennies que les spécialistes détricotent la relativité générale en espérant trouver une faille qui permettrait de la réconcilier avec la physique des particules — sans succès pour le moment ; malgré tous ces efforts, la théorie d’Einstein continue de se montrer inébranlable.
Mais cela ne signifie pas qu’il s’agissait d’efforts inutiles, ou que les physiciens sont tous des masochistes qui éprouvent un besoin incontrôlable de se torturer. Ils sont tous animés par un même objectif, celui de comprendre comment fonctionne l’Univers, et ils savent pertinemment que ces efforts restent indispensables pour espérer arriver aux réponses tant attendues. Il ne reste donc plus qu’à faire preuve de patience et à croiser les doigts pour qu’une idée révolutionnaire, un énorme coup de chance ou, plus vraisemblablement, un mélange des deux nous permette d’avancer.
Le texte de l’étude est disponible ici.
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C’est fascinant cette idée que la matière et l’anti-matière devaient se détruire mutuellement suite au Big Bang… Serait-ce l’instinct de survie d’une nature dite “primordiale” qui aurait changé cela ou alors avons-nous (encore) affaire au hasard ?
Merci pour cet article non alimentaire.