À bord de l’ISS, la NASA vient d’inaugurer une nouvelle catégorie d’instrument qui pourrait jouer un rôle déterminant dans le futur des sciences spatiales ; à l’aide d’un capteur quantique de nouvelle génération, l’équipe du Cold Atom Lab a mesuré pour la première fois les microvibrations de la station pour détecter des changements subtils de l’environnement.
L’instrument en question est ce qu’on appelle un interféromètre atomique. C’est un appareil très sensible dont le fonctionnement repose entièrement sur la notion de dualité onde-corpuscule. Ce terme fait référence à un grand principe de la physique quantique qui stipule que toutes les particules peuvent présenter des propriétés d’ondes. On y fait le plus souvent référence lorsqu’on parle des photons qui composent la lumière, mais ce principe concerne tous les objets physiques. En l’occurrence, dans cet interféromètre atomique, ce principe est appliqué à des ensembles d’atomes à très faible température placés dans un état très particulier de la matière.
Comment fonctionne un interféromètre atomique ?
Imaginez un milieu où des particules se déplacent aléatoirement les uns par rapport aux autres, animées par leur énergie interne. En le refroidissant (ce qui revient à retirer de l’énergie au système), on force les atomes à s’agglutiner. À l’approche du zéro absolu, ils arrivent dans un état où ils n’ont quasiment plus d’énergie à disposition : ils sont presque entièrement figés dans un état ultra-condensé, séparés par une distance si minuscule que la physique newtonienne traditionnelle ne suffit plus à l’expliquer. Ils deviennent quasiment indiscernables ; au niveau quantique, les atomes forment un système unique, une sorte de super-particule où chaque constituant partage exactement la même identité quantique. On appelle cela un condensat de Bose-Einstein.
Ces objets ne suivent pas les règles de la physique traditionnelle, et présentent des propriétés très particulières qui n’existent pas dans les gaz, les liquides, les solides ou le plasma. Pour cette raison, ils sont considérés comme les représentants du « cinquième état de la matière ». Une de ces propriétés, c’est qu’ils sont justement sujets à cette fameuse dualité onde-corpuscule mentionnée plus haut ; ils se comportent parfois comme des particules solides, et parfois comme des ondes.
Tout l’enjeu du Cold Atom Lab, c’est de refroidir des atomes pour les forcer à former un condensat de Bose-Einstein pour qu’ils se comportent comme une onde cohérente. On peut alors séparer cette onde en deux, de façon à ce que les forces comme le magnétisme puissent les affecter indépendamment l’une de l’autre, puis réunir les deux flux. Cette recombinaison donne lieu à des interférences qui, après analyse, peuvent révéler des différences très subtiles dans le comportement des deux groupes d’atomes. En comparant les deux, on peut alors en tirer des mesures extrêmement précises d’un champ gravitationnel, magnétique, ou d’autres forces.
C’est un peu comme si l’on scindait un groupe de personnes en deux, avant de faire passer chaque sous-groupe dans une pièce différente. Si la première est chauffée à 50 °C, le groupe en question en sortira tout rouge et en sueur, contrastant avec l’autre qui sera frais comme un gardon : il s’agit de notre interférence, et on peut utiliser ce résultat pour montrer qu’il existe un écart de température entre ces deux régions de l’espace.
Un instrument qui fonctionne mieux que prévu dans l’espace
Sur Terre, cette technologie est déjà utilisée pour étudier la nature fondamentale de la gravité et pour faire progresser des systèmes de navigation avancés, avec des résultats très prometteurs. Les chercheurs avaient donc hâte de pouvoir l’appliquer à l’étude de l’espace, car son potentiel est encore plus important dans ce domaine.
Jusqu’à présent, ces beaux projets ont toutefois été mis en suspens. En effet, les chercheurs considéraient traditionnellement que ces instruments étaient trop fragiles pour fonctionner correctement dans l’espace. La NASA a tout de même tenté le coup avec son Cold Atom Lab. Et bien lui en a pris, car il se trouve que l’espace est en fait un excellent milieu pour pratiquer ce genre d’expérience.
Les chercheurs ont constaté que les condensats de Bose-Einstein avaient tendance à être plus stables en microgravité, ce qui permet de les observer plus longtemps pour améliorer le rendement des mesures.
Le fait d’avoir démontré la viabilité d’un interféromètre atomique dans l’espace pour la première fois est un immense succès qui pourrait véritablement transformer les sciences spatiales. En plus d’aider de nombreux engins à naviguer de manière encore plus précise, ce genre d’instrument pourrait ouvrir la voie à des découvertes révolutionnaires dans certains des domaines les plus fascinants de l’astrophysique.
Un outil précieux dans la chasse à la matière noire
Par exemple, ils pourraient révéler la composition des planètes et des lunes de notre système solaire, car différents matériaux ont des densités différentes qui créent de subtiles variations de gravité. Ces dernières sont notoirement difficiles à mesurer avec une grande précision, mais en théorie, un interféromètre atomique n’aurait aucun mal à le faire.
Mais le plus excitant, c’est qu’ils pourraient aussi nous permettre de repousser les frontières de la physique actuelle en nous attaquant à des mystères cosmologiques qui donnent énormément de fil à retordre aux spécialistes.
La NASA donne notamment l’exemple de la matière noire, cette mystérieuse entité théoriquement abondante que personne n’a jamais réussi à observer. Si ce concept nébuleux tient debout, c’est uniquement parce qu’elle permet de combler un vide scientifique ; sans elle, il serait impossible d’expliquer des comportements curieux observés chez certains corps célestes. C’est donc une pièce fondamentale du grand puzzle de l’astrophysique, mais sa véritable nature demeure inconnue ; si un interféromètre atomique pouvait nous apporter quelques éléments de réponse tangibles, il s’agirait déjà d’un énorme pas en avant.
Ouvrir la porte d’une “nouvelle physique“
En outre, ces instruments pourraient aussi permettre de tester la solidité du modèle standard de la physique des particules et de la relativité d’Einstein.
Ce sont deux cadres théoriques incroyablement fructueux qui expliquent extrêmement bien le monde qui nous entoure, et qui servent de socle à une grande partie de la science moderne. Le souci, c’est qu’ils sont entièrement irréconciliables à certains niveaux. La gravité, par exemple, est un point de friction majeur. Elle est très bien décrite par la relativité générale, mais il n’existe rien dans le modèle standard qui permettrait de l’expliquer. Et ce n’est qu’un exemple isolé parmi d’autres.
Par conséquent, il y a forcément quelque chose qui cloche dans notre description actuelle de l’univers. Mais pour le moment, personne n’a encore réussi à localiser la faille. De nombreuses expériences incroyablement exigeantes et rigoureuses, parfois conduites sur plus d’une décennie, n’ont fait que confirmer l’immense solidité de la relativité et du modèle standard.
C’est peut-être à cause d’une fausse route conceptuelle ; il est possible que nous n’ayons jamais cherché au bon endroit. D’un autre côté, tous ces travaux pourraient simplement avoir manqué d’instruments assez précis pour mettre en évidence des écarts infiniment subtils avec la théorie. Ce qui est certain, c’est que les pièces manquantes du grand puzzle de l’Univers se cachent dans ces points de rupture encore obscurs.
Et c’est là que l’émergence des interféromètres atomiques spatiaux devient particulièrement excitante. En nous permettant de tester les limites de la physique actuelle avec une précision inédite, ils nous permettront peut-être d’identifier la faille après laquelle les physiciens courent depuis des décennies, celle dans laquelle les physiciens pourront s’engouffrer pour révolutionner notre compréhension théorique de l’univers.
Le cas échéant, il est même possible que ces outils nous rapprochent de l’objectif ultime d’Einstein : la fameuse Théorie du Tout, ce modèle unifié et global qui permettrait de combler le fossé béant entre les deux grands pôles de la physique moderne. Il conviendra donc de suivre très attentivement les retombées de ces travaux une fois que les interféromètres atomiques spatiaux auront commencé à se généraliser.
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Bon article, clair et bien écrit, merci Antoine.
Ce qui est bien avec le savoir, c’est que plus on apprend et accumule de connaissances, plus on entrevoit l’immensité de notre ignorance. Mais au moins, on a le mérite de mieux comprendre le monde et s’ouvrir l’esprit, plutôt que se laisser bercer par des croyances idéologiques, c’est la force de la science de se remettre perpétuellement en question afin d’avancer et progresser. Contrairement aux idiots incultes qui pensent tout savoir.