Dans une expérience qu’on pourrait presque qualifier d’alchimie moderne, des chercheurs de l’Université de Berkeley ont utilisé une toute nouvelle technique pour manipuler des atomes afin de créer un des éléments les plus lourds du tableau périodique. Une preuve de concept fascinante qui pourrait ouvrir la voie à une petite révolution en sciences des matériaux.
L’élément en question, qui porte le numéro 116, est connu sous le nom de livermorium. C’est un élément très instable et entièrement synthétique (il n’existe pas à l’état naturel). Sa particularité, c’est qu’il fait partie des éléments les plus lourds que l’on connaisse. Avec un cœur à 116 protons et une masse atomique de 239 u, il se place sur la deuxième marche du podium, juste derrière l’oganesson (118 protons — 294 u), l’élément le plus lourd auquel l’humanité a jamais été confrontée.
Il a été synthétisé pour la première fois en 2000 au Joint Institute for Nuclear Research de Doubna, en Russie. Réussir à produire du livermorium n’a donc pas grand-chose d’exceptionnel en soi. Ce qui permet à ces travaux de se démarquer, c’est le processus grâce auquel les chercheurs américains y sont parvenus.
Une nouvelle méthode qui s’émancipe du « nombre magique »
Traditionnellement, le livermorium est produit en bombardant un échantillon de curium 248 avec des atomes de calcium 48 à une vitesse extrême. C’est un projectile de choix dans ce contexte, car son noyau comporte 20 protons et autant de neutrons. En physique atomique, on dit qu’il s’agit d’un « nombre magique » ; cela correspond précisément au nombre de protons ou neutrons nécessaires pour remplir complètement la structure du noyau. Cette particularité structurale confère une stabilité remarquable au noyau du calcium 48. C’est très important dans ce genre d’expérience, car les éléments synthétiques dits superlourds comme le livermorium sont extrêmement instables par nature. En utilisant un projectile avec un nombre magique de protons et de neutrons, il est beaucoup plus facile de déclencher la réaction de fusion nécessaire pour en former un.
Pourtant, la nouvelle technique développée par les chercheurs américains ne fait pas intervenir ce précieux calcium. Elle repose sur du titane 50, un isotope rare du titane qui dispose de deux neutrons supplémentaires. Contrairement au calcium, il dispose de 22 protons et 28 neutrons, et il ne s’agit pas de nombres magiques.
Cet élément a été placé dans un minuscule four en céramique de la taille d’une noix. Ils y font monter le mercure à une température infernale d’environ 1800 °C pour vaporiser le titane 50. Une fois à l’état gazeux, les noyaux sont confinés par des aimants supraconducteurs pendant qu’un faisceau de micro-ondes leur arrache environ la moitié de leurs électrons. Les chercheurs ont ainsi obtenu des ions qui sont ensuite injectés dans un accélérateur de particules, où ils sont catapultés à plus de 10 % de la vitesse de la lumière. Enfin, ce flux a est dirigé vers un minuscule disque de plutonium 244 en rotation rapide pour générer des réactions de fusions qui ont produit quelques atomes de livermorium.
Le rendement de l’opération s’est avéré extrêmement faible. En effet, sur les 22 jours qu’a duré l’expérience, seuls deux pauvres atomes de livermorium ont été produits !
La chasse à l’élément 120 reprend de plus belle
À première vue, cela ressemble à une façon inutilement complexe de réinventer la roue ; pourquoi s’embêter à mettre en place un tel dispositif si l’on peut déjà atteindre le même résultat avec du calcium, et avec un rendement exponentiellement plus important que ce maigre butin ?
La réponse réside dans les prochains travaux du laboratoire. En effet, la finalité de l’expérience n’est pas le livermorium : le vrai objectif, c’est de synthétiser un nouvel élément encore plus lourd pour battre le record de l’oganesson.
Depuis que ce dernier a été produit pour la première fois en 2002, les physiciens cherchent activement à créer un atome synthétique avec numéro atomique de 120, appelé unbinilium — mais sans succès. Et pour cause : l’approche actuelle basée sur ce calcium 48 a atteint un point de rupture.
Pour obtenir ce fameux atome à 120 protons, il faudrait faire fusionner le calcium « magique » avec un élément encore plus lourd que le californium utilisé dans la production de l’oganesson. Malheureusement, nous ne sommes pas capables de créer ces prétendants en quantité suffisante pour en faire des cibles viables.
La seule option, c’est de garder le californium, de renoncer au calcium 48 et de se rabattre sur un projectile beaucoup plus instable. Or, dans ce contexte, les chances de succès de la fusion deviennent alors infinitésimales, d’où le fait que le l’oganesson reste indétrônable depuis plus de 20 ans. Mais cela pourrait enfin changer. En prouvant qu’il était possible de remplacer le calcium « magique » par du titane 50 malgré sa stabilité inférieure, les chercheurs ont enfin ouvert la voie à la synthèse de ce nouvel élément superlourd qui les nargue depuis deux décennies.
« Cette réaction n’avait jamais été démontrée auparavant », explique la chimiste nucléaire Jacklyn Gates, auteure principale de ces travaux à Berkeley. « C’était essentiel de prouver sa viabilité en créant quelque chose d’un peu plus facile qu’un tout nouvel élément — un élément déjà synthétisé auparavant. En créant l’élément 116 avec du titane, nous avons validé cette méthode de production et nous pouvons donc commencer à planifier la traque de l’élément 120 », se réjouit-elle.
Ce ne sera évidemment pas une mince affaire. Sachant qu’il a fallu 22 jours pour produire 2 atomes de livermorium avec cette méthode et que la fusion du californium et du titane risque d’être encore 10 fois plus improbable, la production d’un seul atome d’unbinilium nécessitera vraisemblablement plusieurs mois d’expériences en continu. Mais selon les chercheurs, le jeu en vaut la chandelle.
Une révolution potentielle dans l’étude de la matière
Les raisons de cet intérêt ne sont pas évidentes au premier abord. Après tout, quel est l’intérêt de produire ces atomes si instables qu’ils n’ont absolument pas la moindre utilité pour l’industrie ?
C’est en fait une question de recherche fondamentale : les atomes superlourds sont très importants scientifiquement. Selon le magazine Science, ils permettent de tester les limites des modèles théoriques qui gouvernent la physique nucléaire en montrant combien de protons et de neutrons peuvent coexister au sein d’un même noyau.
Connaître cette limite aurait des tas de retombées potentielles dans d’autres branches de la science. On peut citer l’astrophysique ; il serait très intéressant de savoir si ces atomes superlourds pourraient être forgés lors d’événements cosmiques cataclysmiques, comme la fusion d’étoiles à neutrons. Le cas échéant, cela changerait considérablement notre façon d’appréhender la dynamique du cosmos, avec tout ce que cela implique pour notre compréhension de l’histoire de l’Univers.
Et l’unbinilium est particulièrement prometteur dans ce contexte. Il se trouve justement que ses 120 protons sont aussi une sorte de « nombre magique », et cela lui permet de tomber exactement dans ce que les physiciens appellent un « îlot de stabilité ». Par conséquent, il serait significativement plus stable que les autres atomes superlourds, et cela signifie que les chercheurs pourraient en tirer exponentiellement plus de données sur le comportement de la matière.
Pour la première fois depuis 2002, les chercheurs ont enfin une piste claire pour atteindre cet objectif. Il sera donc fascinant de suivre les prochaines étapes de cette quête qui pourrait marquer un tournant majeur dans l’histoire de la physique atomique.
Le texte de l’étude est disponible ici
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