Lorsqu’on parle de cristal, on fait généralement référence à un solide dont la structure présente un motif qui se répète dans l’espace. On les trouve un peu partout dans notre environnement ; la glace, le sel de table, les sucres, et des tas de minéraux entrent par exemple dans cette catégorie. À l’échelle microscopique, ils sont composés d’un réseau d’atomes qui s’emboîtent en suivant des règles bien précises, et ces mailles sont plus ou moins verrouillées dans une même position ; si la structure change, c’est forcément à cause d’une force extérieure.
Mais en 2012, le physicien et mathématicien Frank Wilczek a jeté un pavé dans la mare avec une théorie assez farfelue au premier abord. Il a postulé qu’il pourrait également exister des cristaux temporels dont la structure se répète non seulement dans l’espace mais aussi dans le temps, sans qu’aucune force externe ne lui impose un rythme particulier.
Un concept en constate évolution
Malgré la réputation solide de cet éminent chercheur, auréolé d’un prix Nobel en 2004 pour ses travaux sur les interactions des atomes, l’idée a été jugée complètement aberrante par une grande partie du monde académique. La plupart des physiciens y voyaient une violation flagrante des lois de la physique et notamment de la seconde loi de la thermodynamique, qui implique qu’un système à l’équilibre ne peut en aucun cas se déplacer perpétuellement sans apport d’énergie.
Mais l’idée a tout de même intrigué certains scientifiques audacieux qui ont décidé de pousser cette expérience un peu plus loin. Leur objectif : réconcilier le concept et les modèles théoriques. Cette démarche a commencé à produire des résultats intéressants en 2016, quand plusieurs équipes américaines ont proposé de nouvelles approches expérimentales basées sur la mécanique quantique. À partir de là, la définition du cristal temporel a commencé à évoluer : on ne recherche désormais plus des matériaux où les atomes se déplacent spontanément, mais plutôt une régularité dans le comportement des particules qui les composent.
Cette nouvelle conception du problème a ouvert la voie aux premières avancées concrètes. En 2017, des équipes de Berkeley, de Harvard et du MIT ont observé chacune de leur côté des matériaux présentant des oscillations périodiques à un rythme complètement différent de celui qui était imposé par une source d’énergie externe. Un peu comme une balançoire qui “déciderait” toute seule de se déplacer à une vitesse bien précise indépendamment de la force avec laquelle on la pousse.
Il s’agit des premières preuves concrètes que certains systèmes présentent une sorte de temporalité intrinsèque — un grand pas en avant. En revanche, ces phénomènes étaient encore relativement éloignés de l’idée originale de Wilczek, puisqu’il fallait quand même une source d’énergie périodique externe pour faire émerger ce phénomène régulier.
Un cristal temporel à partir d’atomes géants
C’est là qu’interviennent les chercheurs des universités de Vienne, en Autriche, et de Tsinghua, en Chine. Ensemble, les deux équipes ont réussi à créer un cristal temporel beaucoup plus proche du concept proposé par Wilczek.
Pour comprendre ce qui rend ces travaux différents, il faut faire un petit détour pour s’intéresser à la structure de la matière. Chaque atome comporte un nombre donné d’électrons qui sont répartis sur des orbites bien définies autour du noyau de proton et de neutrons. Le diamètre de cette orbite dépend de l’excitation de l’électron ; si on lui transfère de l’énergie, il peut migrer vers une orbite beaucoup plus large. Si l’on pousse cette excitation à l’extrême pour qu’un électron évolue le plus loin possible du noyau atomique, il passe dans un état dit « de Rydberg » ; on obtient un “atome géant” qui peut être plusieurs fois plus grand que sa version non excitée.
Ces objets, appelés atomes de Rydberg, sont particulièrement intéressants pour les physiciens. En effet, leurs interactions peuvent donner lieu au phénomène d’intrication quantique, un mystérieux état où deux particules sont reliées par un lien inextricable et indépendant de la distance.
Or, cette intrication n’est pas le seul phénomène exotique qui émerge lorsque des atomes géants marchent sur les platebandes de leurs voisins. Les auteurs de cette étude ont montré que si on soumet des atomes de rubidium en configuration de Rydberg à un rayon laser, ils se mettent à osciller d’une manière qui rappelle fortement les cristaux temporels de Wilczek.
« Si les atomes dans notre conteneur sont préparés de façon à en faire des atomes de Rydberg et que leur diamètre devient énorme, les forces qui s’exercent entre ces atomes deviennent aussi très importantes », raconte Thomas Pol, co-auteur de l’étude. « Cela change complètement la manière dont ils interagissent avec le laser. Si on choisit le faisceau de façon à ce qu’il puisse exciter deux états de Rydberg différents sur un même atome en même temps, on obtient une boucle de rétroaction qui provoque des oscillations spontanées entre les deux états atomiques. »
Ce qui fait toute la différence par rapport aux travaux précédents, c’est que cette fois-ci, les chercheurs n’ont pas du tout cherché à impulser un rythme particulier à leur système. « Le faisceau laser a toujours la même intensité, et les interactions entre la lumière et les atomes sont donc toujours les mêmes. Mais étonnamment, on observe que le signal à la sortie oscille selon des motifs hautement réguliers », explique-t-il.
Cette différence pourrait sembler anecdotique, mais elle est en fait très importante : cela signifie que les chercheurs ont produit un système qui est conceptuellement très proche de l’idée originale de Frank Wilczek.
Le début d’une technologie révolutionnaire ?
Et c’est une très bonne nouvelle. Car une fois que les mécanismes sous-jacents seront mieux compris, ces cristaux temporels pourraient se retrouver au cœur d’immenses innovations. Pohl suggère qu’ils pourraient servir à créer une nouvelle génération de capteurs ultra-précis.
En parallèle, d’autres chercheurs ont aussi proposé de s’en servir en informatique quantique. L’un des principaux défis de cette discipline, c’est de réussir à maintenir des qbits dans un état de cohérence, c’est-à-dire dans un état de superposition et d’intrication quantique. Le penchant naturel des atomes de Rydberg pour cette dernière pourrait donc s’avérer précieux.
D’ailleurs, cette idée a d’ailleurs déjà été explorée. Mais maintenant que cette périodicité intrinsèque a été documentée, l’idée devient encore plus alléchante. Sur le papier, on pourrait exploiter un système de ce genre pour synchroniser ces unités logiques avec une précision extrême, et ainsi limiter les erreurs tout en bénéficiant d’une cohérence encore plus stable et robuste.
Pour finir, ces cristaux temporels pourraient aussi servir en recherche fondamentale, notamment pour les physiciens qui étudient les phénomènes quantiques pour mieux comprendre la nature et le comportement de la matière à la plus petite des échelles. Même si ces travaux sont encore balbutiants, il sera donc très intéressant de suivre leurs retombées potentielles.
Le texte de l’étude est disponible ici.
🟣 Pour ne manquer aucune news sur le Journal du Geek, abonnez-vous sur Google Actualités. Et si vous nous adorez, on a une newsletter tous les matins.
ok merci … là idéalement je vois pas trop l’intêret concret , pour la vie du commun des mortels , mais s’ils le font , c’est que ça doit etre très utile … 🙂