Ça y est ! Après une attente interminable, Ariane 6 a enfin quitté son pas de tir flambant neuf pour la première fois ce 9 juillet à 21 heures précises. La crise des lanceurs qui paralysait l’aérospatiale européenne depuis la retraite de la formidable Ariane 5 est officiellement terminée, et le Vieux Continent va enfin pouvoir reprendre la route des étoiles en toute autonomie.
Cela faisait déjà quelques semaines que la tension était palpable sur la base de Kourou. Elle a encore grimpé d’un cran dans la matinée, quand la chronologie du lancement a officiellement démarré avec le remplissage de la sphère d’hélium. Elle est arrivée à son comble dix minutes avant la mise à feu, quand les spécialistes météo ont donné leur dernier feu vert, confirmant qu’aucun nuage d’orage n’allait se dresser sur la trajectoire de la vedette du jour.
À T-5mn, le démarrage de la séquence synchronisée a été annoncé, marquant le début de la toute dernière ligne droite. L’armature au sol a commencé à lâcher la main du lanceur pendant que ses réservoirs d’ergols liquides continuaient leur remplissage de dernière minute — une précaution nécessaire pour éviter que ces gaz liquéfiés à très basse température ne s’évaporent au contact de l’atmosphère guyanaise.
Enfin, après un compte à rebours final de dix secondes qui a semblé durer des années, le moteur Vulcain 2.1 s’est mis à rugir, permettant à Ariane 6 de s’envoler pour la toute première fois.
Un début de vol rondement mené
Voir la fusée s’élever sans problème était déjà un énorme soulagement pour toutes les équipes techniques, car il s’agit toujours d’une étape extrêmement délicate où la moindre bévue peut avoir des conséquences terribles. Le moteur Vulcain s’est montré parfaitement stable durant toute la première phase de l’ascension, permettant à Ariane de conserver une trajectoire nominale.
Une minute après le départ, le lanceur a passé le cap critique du MaxQ — la phase de l’ascension où les contraintes mécaniques qui s’exercent sur le lanceur sont à leur paroxysme. La séparation des boosters solides a suivi dans la foulée, pendant qu’Ariane 6 continuait sa marche en avant imperturbable avec une trajectoire impeccable.
À T+8mn, Ariane a abordé une autre étape critique du vol : la séparation des deux étages et la mise à feu du nouveau moteur Vinci. Là encore, il s’agit traditionnellement d’un moment délicat, notamment sur les premiers vols. Nous l’avons encore constaté l’année dernière avec le premier tir du Starship de SpaceX, qui a tourné court à cause d’une perte de contrôle liée à un dysfonctionnement lors de la séparation.
Heureusement, Ariane 6 n’a pas reproduit la mésaventure du lanceur américain. La séparation s’est parfaitement déroulée, et le deuxième étage a continué sa route sans problème sous l’impulsion du Vinci qui s’est mis à rugir dans son environnement de prédilection pour la première fois. Une excellente nouvelle, sachant que ce dernier est l’un des principaux arguments du lanceur. Il est capable de se rallumer jusqu’à trois fois supplémentaires pour livrer différentes charges utiles sur différentes orbites. Cela constitue un avantage de flexibilité très précieux par rapport à Ariane 5, dans la mesure où sa petite sœur pourra honorer davantage de commandes à chaque mission.
Le Vinci répond présent
Après cette première phase de poussée, le Vinci s’est éteint pour la première fois et a laissé Ariane 6 passer en mode balistique jusqu’à ce qu’elle atteigne l’apogée de son orbite. Pendant ce temps, c’est une unité de propulsion auxiliaire (APU) qui a pris le relais.
Contrairement au Vinci, son rôle n’est pas de modifier significativement la trajectoire du véhicule. Mais elle reste extrêmement importante. En premier lieu, elle est chargée de produire de très courtes accélérations afin de plaquer les ergols liquides au fond de leurs réservoirs. Cela permet d’éviter qu’ils ne s’évaporent en touchant les parois les plus chaudes. Accessoirement, cela permet aussi de guider les propergols vers la chambre du Vinci en prévision de son deuxième allumage. En parallèle, l’APU a aussi la responsabilité de prélever des ergols pour pressurer l’étage supérieur avec des gaz nettement moins onéreux que l’hélium.
À 56 minutes et 30 secondes, le Vinci s’est allumé pour la deuxième fois sous un tonnerre d’applaudissements. Une réaction logique sachant que la polyvalence d’Ariane 6 dépend largement de sa capacité à se remettre en marche ; il s’agissait donc d’une étape très importante. L’objectif de cette deuxième phase de poussée beaucoup plus courte (seulement 22 secondes) était de circulariser l’orbite, c’est-à-dire de passer d’une trajectoire suborbitale qui finirait par retomber sur Terre à une belle orbite circulaire stable. Là encore, le Vinci a répondu aux attentes, avec une poussée nominale et parfaitement stable.
Un début de déploiement tout en maîtrise
Une fois le Vinci à nouveau éteint, le véhicule a commencé la phase de déploiement des différents passagers. Les premiers engins à être éjectés ont été les 8 cubesats, répartis dans quatre conteneurs. Tous ont été éjectés avec succès du plateau, lesté pour l’occasion afin de simuler la charge utile d’un lancement plus ambitieux. Cette armada va désormais accomplir des missions diverses et variées qui iront du suivi des inondations à la détection des sursauts gamma en passant par le monitoring de la faune, ou encore des tests d’équipements de télécommunications.
La fusée a ensuite abordé une nouvelle phase balistique, en attendant le moment idéal pour réaliser la prochaine manoeuvre. Celle-ci aura pour objectif de positionner l’étage supérieur d’Ariane 6 sur une orbite radicalement différente où elle va libérer une seconde vague d’appareils. Cinq autres appareils resteront fixés à la fusée jusqu’à la fin de la mission pour capturer des données. L’étage va ensuite commencer à se diriger vers la surface après avoir libéré deux petites capsules de rentrée atmosphérique, conçues pour protéger leur contenu des températures infernales générées par le retour dans l’atmosphère après un séjour en orbite.
Une fin en eau de boudin
Malheureusement, l’ultime phase du déploiement de la charge utile a tourné au vinaigre. La dernière phase balistique a été bien plus longue que prévu, et la retransmission en direct a finalement été interrompue avant la dernière mise à feu du moteur Vinci. Les deux derniers passagers, à savoir les capsules de rentrée atmosphérique, n’ont pas pu être déployées.
L’ESA n’a pour l’instant pas communiqué sur les raisons de cette fin abrupte, et s’est contentée d’invoquer une “anomalie“. La piste la plus évidente concerne le moteur Vinci; il est possible qu’il n’ait pas réussi à se remettre en marche pour sa dernière phase de poussée. Il faudra attendre des précisions des équipes techniques qui sont déjà en train d’analyser la montagne de données collectée lors du vol.
La fin de la crise des lanceurs
Dans l’ensemble, il s’agit tout de même d’un succès pour l’ESA, ArianeGroup, Arianespace et le CNES. Ariane 6 était attendue au tournant par tout un continent, et elle a répondu présent dans l’ensemble. La route a été longue; entre les innombrables soucis techniques et l’impact de la pandémie de Covid-19, l’ambiance était plutôt morose ces derniers mois, et toute une industrie a été forcée de se remettre en question de façon souvent inconfortable. Mais comme le disait l’illustre astronome et vulgarisateur Carl Sagan, “nous pouvons juger nos progrès à travers le courage de nos questions, la profondeur de nos réponses, notre volonté d’embrasser la vérité plutôt que le confort“. Et vu sous cet angle, il est indéniable que toute une industrie ressort aujourd’hui plus forte de ce voyage houleux.
Il s’agit évidemment d’une belle récompense pour les nombreux ingénieurs, techniciens et opérateurs qui ont donné de leur personne pendant des années pour permettre à ce lancement de se concrétiser. Mais plus largement, c’est aussi une vraie victoire pour toute l’Europe : la fameuse crise des lanceurs et enfin terminé, et notre coin de la planète récupère enfin l’accès autonome à l’espace dont elle était privée depuis la retraite de l’illustre Ariane 5 il y a un an presque jour pour jour. Le vol inaugural parfaitement négocié de notre nouveau fer de lance remet le programme sur la bonne voie, et on ne pouvait pas en demander davantage dans le contexte actuel.
Désormais, tout l’enjeu va être de comprendre ce qui n’a pas fonctionné à la fin de la mission et de répéter les premiers succès à de nombreuses reprises. Cela permettra de montrer aux nombreux clients déjà engagés qu’ils ont eu raison de faire confiance à la fusée européenne, au lieu de se tourner vers les États-Unis comme l’a fait Eumetsat à la toute dernière minute (voir notre article). Le lanceur aura à nouveau l’occasion de faire ses preuves avant la fin de l’année, en déployant un satellite pour le compte d’un client prestigieux, à savoir le Ministère la Défense français. Il ne reste plus qu’à croiser les doigts pour qu’Ariane 6 enchaîne les missions irréprochables comme son illustre aînée l’a fait pendant tant d’années. Mais quoi qu’il advienne, il s’agit déjà d’un grand jour pour l’aérospatiale européenne, et les amoureux de l’espace ne pourront que s’en féliciter.
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Le moteur n’a pas pu être re allumer car l’apu n’a pas pu être re allumée après le premier largage de satellite. Et pour re allumer le moteur il faut que l’apu fonctionne pour assurer la pressurisation pour le démarrage. Une bonne partie de la performance repose sur l’apu. Ce n’est pas une bonne nouvelle car cela remet en cause la faisabilité de prochaines missions. Mais ce système apu est aussi sorti du chapeau au dernier moment et manque clairement de validation…
Salut le journal du geek,
Chouette article.
Concernant la raison de l’anomalie, en fait lors du deuxième allumage du Vinci, celui-ci s’est éteint trop tôt, il n’a pas permis de placer correctement la coiffe sur la trajectoire balistique souhaitée, ce qui à causé ce delta y, au bout du 2e tour de la planète…
Mauvaise nouvelle en effet, que la fin du vol du premier vol d’Ariane 6 ne soit pas nominale.
Le problème est probablement identique à celui qui a affecté le StarShip N°3, corrigé par SpaceX dès le numéro 4.
En effet les gaz de combustion d’une turbine APU, utilisés au lieu de l’Hélium comprimé plus onéreux pour pressuriser les réservoirs d’Ergols, présente l’inconvénient qu’ils contiennent de la vapeur d’eau. Cette vapeur d’eau se cristallise en glace dans ces réservoirs cryogéniques et viennent ainsi obstruer les crépines d’aspirations des ergols. Cela explique que la deuxième phase de propulsion se soit arrêtée prématurément et que le troisième allumage n’est pas eu lieu au niveau du deuxième étage de la fusée.
Si cette hypothèse est la bonne, le problème ne vient du moteur, par lui-même, ce qui réconfortant.
SpaceX a résolu ce genre le problème en installant un système de déshydratation des gaz d’échappement de l’APU et en modifiant le système de crépine pour éviter toute interruption du flux des ergols. (Voir les vidéo SpaceX, vidéos internes aux réservoirs)
L’entreprise Américaine précédant par essais-erreurs présente l’avantage de pouvoir réagir vite.
Qu’en sera-t-il pour l’ESA?
Il convient aussi de remarquer la différence de culture en matière de communication, entre l’ESA et SpaceX, à l’occasion des incidents de leurs prototypes. (En Amérique, le droit à l’erreur existe)
Attendre et voir la version officielle de l’incident, mais il me semble qu’il y en aura pour un moment avant de corriger le problème, en Europe.
La bonne nouvelle, c’est qu’il y a une solution technique, si cette hypothèse est correcte.
Bon courage à eux, néanmoins.
D.M.