Passer au contenu

Fusion nucléaire : dans la tourmente, le projet ITER change sa feuille de route

Si cette nouvelle approche est validée, le tokamak de Cadarache ne produira pas son premier plasma avant 2034 – quasiment dix ans après la date initialement proposée.

Les ingénieurs d’ITER, le gigantesque projet international de réacteur à fusion nucléaire en construction dans le sud de la France, viennent de franchir un cap important : les 19 énormes bobines de champ toroïdal qui serviront à confiner le plasma indispensable à la réaction sont désormais installées.

Mais une autre nouvelle, cette fois beaucoup moins réjouissante, est également tombée dans la foulée : l’échéance cruciale du premier plasma va sans doute être officiellement  repoussée de plusieurs années.

Un chemin de croix technique et réglementaire

Tout au début du programme, dans l’ancienne feuille de route de 2016, le consortium qui pilote la construction avait fixé la date prévisionnelle du premier plasma à 2025. Mais il est clair depuis quelques années déjà que cet objectif est désormais largement hors de portée. En effet, le programme s’est heurté à de très nombreux obstacles techniques et réglementaires.

La complexité inédite de cette machine hors-norme représentait déjà un défi majeur. Mais les ingénieurs ont aussi dû jongler avec de nombreux éléments perturbateurs qui ne leur ont pas facilité la tâche, comme de sérieux problèmes de fabrication de certaines pièces et la pandémie de Covid-19 qui a complètement dynamité certaines chaînes logistiques.

Iter Cadarache
Le site de Cadarache, centre névralgique du programme ITER. © ITER Organization

Ils ont aussi dû se plier aux exigences très strictes de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), le régulateur français qui surveille le chantier de très près. Début 2022, l’institution a émis des doutes quant à la capacité du prototype à protéger efficacement les ouvriers des rayonnements de haute énergie générés par la réaction de fusion. Le consortium a donc dû procéder à des modifications substantielles, notamment avec l’ajout d’une nouvelle couche de protection autour de l’enclave. Or, en plus de la charge de travail supplémentaire, ces changements se sont révélés problématiques à d’autres niveaux. Par exemple, la masse additionnelle du nouveau bouclier menaçait l’intégrité structurale du socle en béton sur lequel repose le réacteur.

De plus, l’ASN est revenue à la charge un peu plus tard, en réclamant cette fois des garanties que la chambre du réacteur ne comportait aucune fuite. En effet, selon le magazine Science, les experts de l’institution ont estimé que les parois du tokamak produites par un fabricant sud-coréen n’étaient pas conformes aux standards de précision attendus. Selon la même source, les responsables d’ITER estimaient pouvoir compenser ces tolérances approximatives en modifiant les soudures, mais l’ASN ne l’entendait pas de cette oreille. Cette relation conflictuelle avec le régulateur français continue donc de peser de tout son poids sur le programme.

L’industrie toque à la porte

Ces délais sont d’autant plus préoccupants dans le contexte actuel. Non seulement parce qu’ils génèrent une augmentation du coût prévisionnel déjà stratosphérique du projet (plus de 20 milliards d’euros de fonds publics à l’heure où ces lignes sont écrites), mais aussi et surtout parce que la concurrence se fait de plus en plus pressante.

General Fusion
Le réacteur expérimental de General Fusion, une entreprise canadienne qui affiche de très beaux progrès. © General Fusion

ITER n’a jamais été le seul projet de réacteur à fusion expérimental. Mais l’avance confortable dont il disposait il y a encore quelques années (du moins, sur le papier) a fondu comme neige au soleil. Entre temps, de nombreuses entreprises privées très ambitieuses comme Helion ou General Fusion, pour ne citer qu’elles, se sont engouffrées dans la brèche. Et bon nombre d’entre elles promettent désormais d’atteindre la production d’énergie nette avant qu’ITER ne sorte de sa torpeur, à moindre coût qui plus est.

Ces pronostics sont certes très ambitieux et pas forcément réalistes. Mais dans tous les cas, ils vont forcer le consortium à mettre les bouchées doubles pour défendre la pertinence de ce projet pharaonique.

Une toute nouvelle feuille de route

L’état-major d’ITER a donc décidé de prendre le taureau par les cornes en rédigeant une toute nouvelle feuille de route, qui a été présentée lors d’une conférence de presse le 3 juillet dernier. Elle va désormais être évaluée par les parties prenantes. Si elle est validée, ce qui semble hautement probable, de grands changements vont être entrepris.

Le premier point crucial, c’est que la date du premier plasma serait repoussée à 2034. Un délai certes prévisible, mais loin d’être idéal puisque les acteurs privés avancent de plus en plus vite.

Afin de rester dans la course, l’état-major d’ITER a donc misé sur une approche assez différente. Elle consiste à arriver au premier plasma avec une machine plus complète et plus performante que prévu dans la feuille de route précédente, avec l’espoir que cela rende le délai plus tolérable.

Bobine Iter
Les immense bobines de champ toroïdal vont encore devoir patienter presque dix ans avant de confiner leur premier plasma. © ITER Organization

Pour resituer le contexte, l’ancienne « baseline » avait une vision assez modeste du premier plasma. L’idée était simplement de produire un test très bref, à basse énergie, avec une « valeur scientifique relativement minime » . Une simple preuve de concept, en somme. Il aurait ensuite fallu passer quatre étapes de construction supplémentaires pour arriver au « plein plasma » à l’horizon 2033.

Le nouveau programme, en revanche, envisage de passer à la phase concrète plus rapidement après la mise en service. Certes, le premier plasma n’arrivera qu’en 2034 au plus tôt. Mais toutes les modifications prévues devraient permettre d’enchaîner directement avec « 27 mois de recherche substantielle » pour arriver dans le vif du sujet à l’horizon 2036.

En avançant pas à pas de cette façon, les ingénieurs espèrent pouvoir construire sur de bonnes bases… et surtout montrer patte blanche à l’ASN, qui devra dans tous les cas donner son feu vert avant de lancer des réactions de fusion de longue durée.

ITER a-t-il encore un avenir ?

Mais même si tout se déroule comme prévu, cela ne signifie pas que le tokamak arrivera à maturité plus rapidement. Le nouveau programme prévoit toujours une montée en puissance graduelle. Il faudra encore patienter un certain temps avant de lancer les opérations au deutérium-tritium (ou D-T, le couple d’isotopes de l’hydrogène qui doit servir de support aux réactions de fusion commerciales). Une fois mis en service, le réacteur ne chauffera que de l’hydrogène classique, puis du deutérium pur avant de passer aux opérations D-T vers 2039.

Toute la question, c’est désormais de savoir si le jeu en vaut encore la chandelle, dans un contexte où le risque qu’ITER se fasse damer le pion par un autre programme n’a jamais été aussi élevé. Troy Carter, un chercheur en fusion nucléaire interrogé par Science, reconnaît qu’il s’agit d’une inquiétude légitime. Il s’attend à ce que certains acteurs réclament qu’une partie du budget soit réallouée à des projets privés qui promettent d’atteindre leur objectif plus rapidement. Heureusement, de nombreux spécialistes semblent convaincus que le réacteur de Cadarache a encore sa place — même si cela impliquera sans doute de reconsidérer son statut de précurseur et de mettre ITER au service de l’industrie.

KSTAR fusion nucléaire
Un plasma dans le tokamak coréen KSTAR. © National Fusion Research Institute Korea

« ITER nous offrira un plasma hautement diagnostiquable que nous pourrons utiliser pour faciliter la tâche de ces appareils commerciaux. Ça sera une plateforme très utile à bien des niveaux », estime Carter.

La direction d’ITER, de son côté, semble partager cette interprétation. « La fusion est depuis longtemps une science où la coopération internationale est la norme. Et je considère qu’il faut rendre au secteur privé ce que nous avons réalisé avec cet argent public », a déclaré Pietro Barabaschi, directeur général d’ITER, lors de la conférence.

Certains jugeront qu’il s’agit d’une décision pragmatique pour garantir l’avenir d’un projet extrêmement complexe et ambitieux qui promet de transformer complètement notre civilisation. D’autres y verront sans doute un aveu d’échec à demi mots pour défendre la légitimité d’un projet outrageusement dispendieux et potentiellement déjà obsolète. Pour l’instant, il est encore impossible de départager les deux camps. Il ne reste donc plus qu’à patienter jusqu’au prochain conseil d’ITER, les 19 et 20 juillet, pour voir si ce nouveau plan sera effectivement validé – et le cas échéant, de quelle manière il impactera cette course à la fusion aux enjeux énormes.

🟣 Pour ne manquer aucune news sur le Journal du Geek, abonnez-vous sur Google Actualités. Et si vous nous adorez, on a une newsletter tous les matins.

10 commentaires
    1. Pfff, ils se moquent du monde pour détourner des fonds publics
      Jamais la fusion ne fonctionnera, ce n’est même pas prévu dans leur scénario (il existe à ce jour 27kg de tritium dans le monde, dont la demie-vie est de 12,3 ans, nécessaire à la fusion, iter à lui seul en a besoin de 9)

      1. Le tritium peut être fabriqué à partir du lithium que l’on trouve dans la croûte terrestre (20 mg/kg)
        le deutérium se trouve à l’état naturel dans l’eau de mer (33 g/m3)

        Une fois mis en service, le réacteur ne chauffera que de l’hydrogène classique, puis du deutérium pur avant de passer aux opérations D-T vers 2039.

        il faut juste lire l’article avant de tirer a vue.

        1. Les gens se permettent de juger alors qu’ils ne connaissent rien a la fusion ni au projet ITER…

      2. Merci Skylight, jam5ais écrire à peu près la même chose.
        Effectivement aucun des décideurs n’a jamais cru une seul seconde en des débouchés autres qu’enrichir des sociétés privées avec des fonds publics.
        Tous ces gens savent depuis le début que cette technologie utilisera toujours plus d’énergie qu’elle n’en produira.

        1. La raison d’être d’ITER c’est que cela représente un investissement trop important pour un seul pays, d’où la coopération internationale.
          Beaucoup de critique sur le côté protecteur de la France, mais réaliser plus rapidement ITER quitte à sacrifier ma santé des ouvriers sur le site ? Certes vue les sommes en jeu le dédommagement aux familles ne représente pas grand chose, mais ce n’est pas le chose qui a été fait, n’est déplaise à certains.
          De plus la recherche publique sert à défricher le terrain avec un débouché vers le privé. S’il n’y a pas de débouché ce n’est pas utile au niveau industriel, même si cela peut avoir un intérêt culturel (restauration de monuments, …) ou environnementale (crise climatique, biodiversité, …).
          Sans recherche publique nombre d’innovations n’aurait pas vu le jour !

  1. Toujours le même blabla negationiste. Il y a 150 ans, au début des trains à vapeur, les mêmes prétendaint que dépasser 60km mettait la vie des voyageurs en danger !
    La recherche est faite dès petits pas avec des erreurs, des mauvaises directions, mais aussi avec des grands pas. Il faut tout accepter sinon rien n’avançe pas

  2. Voir l’article et la vidéo paru dans le journal le monde ou les scientifiques d’ITER font un pronostic pour la fusion commerciale pas avant 2080-2100…..si tout va bien….
    La sobriété énergétique serait peut être plus rentable ou nécessaire d’ici là?

  3. L’europe et la france dans totue sa splendeur avec des fonctionnaires de l’ASN qui vont tout pour saborder le progrès. Pendant ce temps le reste du monde avance…

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Mode