Des chercheurs américains du National Institute of Standards and Technology NIST viennent d’accoucher d’un petit bijou : ils ont récemment annoncé la mise en service de l’horloge atomique la plus précise jamais construite.
Il s’agit des instruments de chronométrage les plus avancés au monde, à tel point qu’ils ont radicalement changé le visage de notre civilisation. L’heure fournie par les horloges atomiques est aujourd’hui à la base de l’intégralité des systèmes de communication et de navigation modernes. On peut aussi citer le monde de la finance, qui repose sur des horodatages extrêmement précis pour garantir l’authenticité des transactions sur les différents marchés, ou encore l’infrastructure web, qui nécessite une synchronisation quasiment parfaite pour maintenir l’intégrité et la sécurité des données. Même constat pour la recherche scientifique, notamment en physique fondamentale ; sans cette capacité à mesurer le temps de façon très précise, l’humanité aurait été privée de nombreuses découvertes très importantes.
Dans tous ces cas de figure, les bonnes vieilles montres à quartz ne font plus du tout l’affaire. Pour atteindre une telle précision, les scientifiques ont donc choisi de s’appuyer sur les propriétés quantiques de la matière à la plus petite des échelles.
La danse quantique des atomes au service de la mesure du temps
Les noyaux de certains atomes tournent constamment sur eux-mêmes, ce qui leur confère des propriétés magnétiques. En parallèle, ils sont encerclés par des électrons répartis sur différentes “orbites” qui correspondent à différents niveaux d’énergie. Eux aussi disposent de propriétés magnétiques. Les interactions entre ces deux systèmes magnétiques donnent lieu à un phénomène un peu particulier : l’atome peut exister à deux niveaux d’énergie distincts, avec une différence infime mais néanmoins mesurable entre les deux. On appelle cela la structure hyperfine.
Lorsque l’on bombarde l’atome avec des ondes électromagnétiques parfaitement calibrées, l’atome se met à alterner entre les deux niveaux d’énergie à un rythme très élevé et surtout incroyablement précis. Par exemple, le cesium-133 qui est utilisé dans de nombreuses horloges atomiques vibre très exactement 9 192 631 770 fois par seconde lorsqu’on l’inonde de micro-ondes.
C’est cette régularité exceptionnelle qui est utilisée pour chronométrer des événements avec une précision époustouflante. Une horloge au césium-133, par exemple, perd environ une seconde tous les 315 millions d’années. Pour référence, une montre à quartz classique perd généralement une seconde tous les quelques jours.
Une nouvelle génération d’horloges atomiques optiques
Mais plus la science et les technologies avancent, plus les besoins de précision augmentent. Aussi incroyable que cela puisse paraître, même les horloges atomiques au césium commencent à montrer leurs limites dans certains cas, notamment lorsqu’il s’agit de tester les limites des modèles qui sous-tendent notre compréhension de l’Univers. Les spécialistes travaillent donc sur une nouvelle génération d’horloges atomiques optiques. C’est à cette catégorie qu’appartient la nouvelle création du NIST.
Contrairement aux anciens modèles, ces engins s’appuient sur la lumière visible, dont la fréquence est nettement plus élevée que celle des micro-ondes. Cela permet d’ausculter les atomes visés davantage de fois par seconde. Mais pour pouvoir tirer parti de cette fréquence supérieure, il faut aussi trouver des atomes qui changent de niveau d’énergie à un rythme plus élevé.
Certaines de ces horloges sont basées sur des éléments comme l’ytterbium ou le strontium, qui vibrent plusieurs centaines de milliards de fois par seconde. C’est ce dernier que les physiciens américains ont utilisé pour concevoir leur nouvelle horloge.
Ils ont piégé quelques dizaines de milliers d’atomes de strontium dans un maillage de faisceaux laser. Ce nombre élevé et ce piège électromagnétique permettent d’éliminer statistiquement les éventuelles erreurs de mesure. On se retrouve donc avec un système d’une précision invraisemblable. Selon ses concepteurs, cette horloge atomique optique au strontium ne perdrait qu’une seconde tous les… 30 milliards d’années — soit plus de deux fois l’âge de l’Univers ! Une perspective ô combien excitante pour toute la communauté scientifique.
Des implications pour la navigation et l’informatique quantique…
Pour commencer, cette précision pourrait révolutionner des disciplines comme l’astronautique. Dans ce domaine, une erreur en apparence négligeable peut faire la différence entre arriver à portée de la planète visée… ou la rater de centaines de milliers de kilomètres, et ainsi partir à la dérive vers les confins de l’espace. Avec un chronomètre aussi fiable, il sera possible de planifier des trajectoires extrêmement complexes et précises pour repousser les limites de l’exploration spatiale.
Indirectement, les horloges atomiques optiques pourraient aussi ouvrir la voie à d’immenses progrès en informatique quantique. Pour fonctionner, les ordinateurs quantiques ont besoin de maintenir des qbits dans un état de cohérence. Cela signifie qu’ils doivent pouvoir demeurer dans un état de superposition quantique stable tout en restant intriqués entre eux pendant un certain temps.
Maintenir cette cohérence est l’un des plus grands défis auquel les spécialistes de l’informatique quantique sont confrontés aujourd’hui. Ces ensembles de qbits superposés et intriqués sont des systèmes incroyablement délicats, et la moindre perturbation peut faire s’écrouler cette harmonie fragile. Or, selon les chercheurs, le maillage laser qui permet de maintenir les atomes de strontium en place dans une horloge atomique optique pourrait aussi permettre de verrouiller les qbits, ouvrant ainsi la voie à des ordinateurs quantiques plus performants et plus stables.
…et un pas vers la Théorie du Tout
Mais les implications les plus intéressantes sont probablement celles qui concernent la physique fondamentale.
Aujourd’hui, les spécialistes s’appuient sur deux grands paradigmes pour décrire le fonctionnement de notre monde : la relativité générale et la physique quantique, formalisée dans ce qu’on appelle le modèle standard de la physique des particules. Ces deux théories décrivent extrêmement bien les phénomènes que l’on observe en pratique, respectivement à la plus grande et à la plus petite des échelles. Elles servent donc de base à une grande partie de notre science.
Toutes les deux fonctionnent extrêmement bien chacune de leur côté. Ces dernières années, plusieurs travaux ont encore démontré l’immense solidité de la relativité générale, et la physique quantique continue d’avancer à grande vitesse. Le hic, c’est qu’elles demeurent complètement irréconciliables à l’heure actuelle.
L’exemple le plus éloquent est celui de la gravitation. La relativité générale stipule qu’elle est générée par des déformations de l’espace-temps ; plus elle est intense, plus le temps passe lentement. En revanche, il n’y a absolument rien dans le modèle standard qui permet d’expliquer ce phénomène si bien décrit par Einstein.
On se retrouve alors dans un cul-de-sac à la fois terrifiant et excitant, car cela suggère fortement qu’il nous manque au moins un élément crucial pour arriver à la fameuse « Théorie du Tout » — un modèle unifié capable de décrire toutes les forces fondamentales à partir d’un seul socle théorique. Cette théorie, c’était le but ultime d’Einstein, et tout un pan de la physique théorique cherche encore à construire ce pont entre la physique quantique et la relativité.
Malheureusement, ces phénomènes sont très difficiles à étudier rigoureusement à notre échelle. Par exemple, jusqu’à présent, les physiciens ne disposaient pas d’instruments suffisamment performants pour quantifier précisément les effets relativistes décrits par Einstein à petite échelle. Mais cela pourrait changer avec cette nouvelle génération d’horloges atomiques optiques.
Selon les auteurs de ces travaux, elles sont capables de les détecter à une échelle inférieure au millimètre. Déplacer l’horloge d’une distance équivalente à l’épaisseur d’un cheveu est déjà suffisant pour détecter les minuscules fluctuations du temps provoquées par la gravitation. Par conséquent, ces instruments pourraient enfin nous aider à identifier des points de rupture dans notre compréhension des forces fondamentales de la nature. Avec des implications potentiellement énormes pour toute la science moderne.
« On repousse les limites de la mesure du temps », résume Jun Ye, physicien au NIST et co-auteur de l’étude associée. « On explore les frontières de la science de la mesure, et quand on peut quantifier des choses avec ce niveau de précision, on commence à voir des choses que l’on ne pouvait que théoriser jusqu’à présent », se réjouit-il. Il faudra sans doute des années pour en arriver là, mais cette percée aux frontières de la physique promet déjà de déboucher sur des résultats absolument fascinants.
Le texte de l’étude est disponible ici.
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