Vladimir Solovyov avait prévenu. En septembre 2021, ce chef ingénieur du mastodonte de l’aérospatiale Energia avait sonné l’alarme par rapport au piteux état général du segment russe de l’ISS. Après l’apparition de plusieurs fissures, il avait déclaré que ces modules étaient sous la menace d’une « avalanche de défaillances » après 2025. Et plus le temps passe, plus son pronostic semble se confirmer. Dans la nuit, un module russe a subi une nouvelle fuite de liquide de refroidissement.
« Le module Nauka du segment russe de l’ISS a souffert d’une fuite de liquide de refroidissement au niveau du circuit de son radiateur externe, qui a été installé en 2012 » a annoncé l’agence spatiale russe Roscosmos citée par l’AFP.
Heureusement, cette défaillance n’a pas eu de conséquences directes. Il s’agissait d’un radiateur de secours, et la fuite n’a donc pas eu d’effet sur la température à l’intérieur du module. « Rien ne menace l’équipage et la station », a assuré Roscosmos. La NASA a confirmé ces éléments dans la foulée, en précisant qu’elle avait demandé aux astronautes américains de fermer les protections des fenêtres pour éviter une éventuelle contamination.
Des incidents qui se multiplient
Ce qui est plus préoccupant, c’est que cela commence à devenir une habitude. D’ailleurs, ce n’est pas la première fois que le module Nauka fait l’actualité pour les mauvaises raisons. En juillet 2021, il avait déjà fait une belle frayeur à l’équipage de l’ISS. Un de ses propulseurs s’était mis en marche sans raison apparente, ce qui a fait pivoter toute la structure.
Au-delà de Nauka, il s’agit de la troisième fuite enregistrée du côté russe en l’espace de quelques mois. La première, qui a eu lieu en décembre 2022, était localisée sur une capsule Soyouz. Cette fuite-là a eu des conséquences bien plus importantes, car l’engin devait permettre à deux Russes et à un Américain de rentrer au bercail. À la place, ils ont été forcés de rester à bord de la station pendant une année entière, jusqu’à ce qu’un autre Soyouz soit dépêché sur place.
À l’époque, les agences avaient conclu que l’incident était probablement lié à un petit impact de météorite. Mais au mois de février, c’est le module cargo Progress MS-21 qui a à son tour été victime d’une fuite. Et avec ce troisième épisode d’affilée, la conclusion est moins évidente ; statistiquement, il serait très improbable que trois modules russes aient été endommagés de la même façon en si peu de temps.
C’est en tout cas l’avis de Jonathan McDowell, un des plussi grands spécialistes mondiaux de l’astronautique qui livre régulièrement ses analyses des incidents sur X. « Vous avez trois systèmes de refroidissement qui fuient — il y a un fil conducteur. Une, ce n’est pas remarquable. Deux, c’est une coïncidence. Mais trois, ça devient systématique », a-t-il estimé dans une interview à l’AFP.
L’illustration des galères d’une agence qui s’enlise
Ce n’est pas forcément l’agence elle-même qui est directement responsable de cette situation. Le plus probable, c’est qu’il s’agisse de négligences de la part d’un prestataire tiers. Mais ce qui est certain, c’est que ces défaillances témoigne de la décrépitude généralisée de l’aérospatiale russe. Il n’y a pas que Nauka qui fuit; c’est tout Roscosmos qui est dans une situation peu enviable.
On se rappelle par exemple la mésaventure de Luna-25, qui devait retourner sur la Lune pour la première fois depuis 47 ans. Roscosmos misait beaucoup sur cette mission pour se redorer son blason… mais la sonde s’est malheureusement écrasée avec fracas sur notre satellite. « Ils n’ont pas fière allure en ce moment », estime McDowell.
Un constat difficile à avaler, sachant qu’il s’agit d’une institution extrêmement prestigieuse qui à l’on doit certains des plus grands exploits de l’humanité dans l’espace. Mais il est indiscutable que Roscosmos perd de sa superbe depuis de longues années déjà. Entre le manque de fonds, l’enlisement technique et les scandales de corruption à répétition, la dynamique est franchement préoccupante.
Certains attribuent cette chute libre au leadership catastrophique de certains dirigeants incompétents. On pense notamment au sulfureux Rogozine, remplacé à l’été 2022 après avoir passé plus de temps à alimenter la chambre d’écho de Poutine qu’à faire avancer Roscosmos (voir notre article).
D’autres y voient aussi une conséquence de la nouvelle feuille de route russe. Pour rappel, la Russie a annoncé son intention de quitter l’ISS à l’horizon 2024 pour se concentrer sur sa collaboration avec la Chine. Les deux pays comptent notamment établir une base commune sur la Lune.
Il faut aussi mentionner l’impact de « l’opération spéciale de trois jours » qui met l’Ukraine à feu et à sang depuis… février 2022. L’invasion pèse de tout son poids sur l’économie russe, avec un rouble qui atteint des niveaux historiquement bas. Et pourtant, il y a deux semaines, Bloomberg a révélé que le budget militaire russe allait encore augmenter de 70 % l’année prochaine (voir cet article du Monde). Une bien mauvaise nouvelle pour Roscomos, qui peine déjà à joindre les deux bouts depuis des années.
Il conviendra donc de suivre attentivement l’évolution de cette situation d’ici la fin de la décennie. Espérons que Iouri Borissov, le nouveau directeur de l’agence, trouvera un moyen de redresser la barre. Autrement, ces quelques fuites seront le cadet des soucis de Roscosmos. Sans changement de cap, elles ne seront que que les premiers symptômes d’une grave maladie systémique qui pourrait avoir des conséquences terribles pour cette institution historique.
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