Le 8 mars, une équipe de chercheurs de l’université américaine de Rochester a publié des travaux extrêmement intrigants ; ses membres affirment avoir réussi à produire un matériau qui présente des propriétés supraconductrices… à température ambiante. Le cas échéant, il s’agirait d’une véritable révolution technologique aux implications colossales. Mais l’identité de l’auteur principal incite de nombreux spécialistes à se montrer prudents.
Un courant électrique, c’est un ensemble de charges positives et négatives en mouvement. Ces charges sont notamment portées par les électrons, des particules situées en périphérie des atomes qui composent la matière. Lorsqu’on applique ce qu’on appelle un champ électrique à un matériau, ces charges se déplacent d’un pôle à l’autre du système.
Mais tous les matériaux ne les laissent pas circuler de la même façon. Cela dépend de sa résistance électrique ; plus elle est élevée, plus les charges ont du mal à circuler. Cela se traduit généralement par une perte d’énergie sous forme de chaleur. Tous les matériaux sans exception, y compris les conducteurs les plus performants, présentent une certaine résistance qui peut être problématique dans certains cas de figure.
Un problème de température
Mais il existe une famille d’espèces chimiques qui sont capables de déroger à cette règle universelle. Dans certaines conditions, ces matériaux appelés supraconducteurs peuvent perdre entièrement toute leur résistance électrique et expulser leur champ magnétique. Les charges électriques peuvent donc s’y déplacer en toute liberté.
La découverte de ces matériaux par Heike Kamerlingh Onnes, au début du siècle dernier, a donné naissance à une toute nouvelle niche technologie au potentiel virtuellement infini. Aujourd’hui, les supraconducteurs jouent déjà un rôle déterminant dans plusieurs disciplines importantes. On les retrouve par exemple dans le médical ; les électroaimants très puissants qui équipent des appareils à IRM font appel à ces propriétés supraconductrices.
Ils sont aussi très importants en physique fondamentale. On en trouve par exemple dans les immenses bobines qui emprisonnent le plasma dans les tokamaks construits pour explorer la fusion nucléaire, comme celui d’ITER. Ce sont aussi des éléments clés des accélérateurs de particules ou de certains types d’ordinateurs quantiques.
Mais avant de passer aux étapes suivantes, il va falloir résoudre un problème de taille : celui de la température. En effet, ces matériaux n’ont rien de spécial dans des conditions normales. Pour débloquer leurs propriétés supraconductrices, il faut généralement les refroidir à des températures proches du zéro absolu.
C’est une contrainte technique immense que seuls des laboratoires bien équipés sont capables de contourner ; pour approcher du fameux 0K (ou -273,15 °C), il faut avoir accès à du matériel ultraspécialisé, cher et encombrant. Il s’agit donc du principal obstacle qui ferme encore la porte aux utilisations grand public.
Le rêve du supraconducteur à température ambiante
Dans ce contexte, la plupart des spécialistes s’accordent à dire que la découverte d’un supraconducteur à température ambiante serait tout simplement révolutionnaire. Et c’est précisément ce que les chercheurs de Rochester revendiquent aujourd’hui. L’équipe de Ranga Dias a présenté un matériau à base d’hydrogène, d’azote et de lutécium qui a apparemment présenté des propriétés supraconductrices à une température de… 293 °K, ou 20,8 °C.
Compte tenu des enjeux, il s’agit d’une revendication assez spectaculaire. De nombreux spécialistes considèrent qu’il s’agit d’un seuil à partir duquel on pourrait débloquer des tas de nouvelles applications très concrètes de ces matériaux. On peut par exemple citer les transports. Une nouvelle génération de TGV de type maglev pourrait glisser à des vitesses ahurissantes, sans la moindre résistance, sur des rails composés de gros électro-aimants supraconducteurs.
À plus long terme, nous pourrions même remplacer l’intégralité des conducteurs électriques par des matériaux de ce genre. Avec une vraie révolution à la clé pour toute la société. Premier exemple : cela permettrait d’éliminer presque entièrement les pertes d’énergie liées à la résistance intrinsèque du réseau de distribution. De quoi économiser des milliards à l’échelle d’un pays, sans parler de l’impact considérable au niveau environnemental.
Cela permettrait aussi de produire des générateurs, des transformateurs ou des moteurs plus efficaces que n’importe quel modèle actuel. Les supraconducteurs pourraient aussi servir à produire une toute nouvelle génération de composants informatiques et de batteries, à faire tourner des ordinateurs quantiques grand public et des réacteurs à fusion nucléaire… vous l’aurez compris : sur le papier, il s’agit d’une avancée énorme aux implications extrêmement profondes.
Mais ces travaux ne vont pas tout changer du jour au lendemain. Car pour se permettre ce progrès au niveau de la température, les chercheurs ont dû faire d’autres concessions. Avant d’atteindre le stade de la supraconductivité, ils ont dû soumettre le matériau à une pression de 10 000 bars. Forcément, ce qui limite considérablement ses applications pratiques.
Un CV qui incite à la prudence
En outre, il faut aussi préciser que certains chercheurs se montrent sceptiques par rapport aux résultats de leurs collègues américains. Ranga Dias, l’auteur principal de l’étude, est un grand habitué des déclarations tapageuses.
En 2020, il avait déjà présenté des résultats spectaculaires de ce genre. Son équipe affirmait avoir atteint la supraconductivité à une température de 287,7 K, ou 13,3 °C, dans un matériau à base d’hydrogène, de soufre et de carbone (voir cet article du MIT). Le problème, c’est que l’article a fait l’objet d’un « bad buzz » considérable dans la sphère scientifique. Plusieurs chercheurs ont relevé des problèmes de méthodologie qui ont fini par conduire au retrait pur et simple de la publication par le prestigieux journal Nature.Il conviendra donc de se repencher sur ces travaux d’ici quelques mois, une fois que d’autres spécialistes de la discipline auront eu le temps de les passer en revue.
En tout cas, Dias semble sûr de son fait. « Une voie vers la supraconductivité appliquée à l’électronique grand public, aux transports, et au confinement magnétique pour la fusion nucléaire est désormais une réalité », affirme-t-il. « Nous pensons que nous sommes désormais dans une nouvelle ère de la supraconduction moderne ». L’avenir nous dira s’il a vu juste.
Le texte de l’étude est disponible à cette adresse, et l’article associé de Nature est accessible ici.
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