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La technologie nous sauve de l’ennui profond, et c’est un problème

Les réseaux sociaux et autres divertissements numériques aident à lutter contre l’ennui, mais ils nous empêchent aussi de nous perdre dans nos pensées.

L’un des avantages de la technologie moderne, c’est qu’elle a conduit à l’émergence d’une foule d’activités divertissantes ; il n’a jamais été aussi simple de briser le cycle de l’ennui. Au premier abord, on ne peut que s’en satisfaire ; mais contrairement à ce qu’on pourrait penser instinctivement, c’est aussi un problème.

C’est ce qu’avancent des chercheurs des universités de Bath et Trinity dans leurs derniers travaux. Comme beaucoup de spécialistes de la psychologie en ce moment, ils travaillent sur les conséquences cognitives de la pandémie et des phases de confinement. La particularité de cette étude, c’est qu’ils se sont concentrés sur l’ennui — et pas n’importe lequel.

En effet, ce terme générique rassemble deux notions différentes, initialement identifiées par le philosophe Martin Heidegger dans les années 1920 : l’ennui superficiel et l’ennui profond. À première vue, on pourrait croire que la seconde est simplement une forme d’ennui plus intense que la première. Mais les mécanismes cognitifs en jeu n’ont pas grand-chose à voir.

Les bienfaits cachés de l’ennui profond

L’ennui superficiel, c’est celui que vous éprouvez assez régulièrement dans votre vie quotidienne. Il apparaît par exemple lorsque vous attendez votre train ou que votre belle-mère vous détaille consciencieusement tout l’arbre généalogique de ses teckels.

Le concept d’ennui profond, en revanche, est assez différent. Selon la définition proposée par le père du concept, il émerge d’une « abondance de temps ininterrompu passé dans une relative solitude ». Heidegger considérait que l’ennui profond peut accentuer l’indifférence et l’apathie. Une conclusion cohérente avec de nombreuses études sur l’impact psychologique de la pandémie (voir notre article). Mais il y voyait aussi une composante fondamentale de la créativité et de la construction de soi.

Car, lorsqu’il est livré à lui-même et privé d’objectif immédiat, l’esprit humain a tendance à divaguer. Et c’est en sortant ainsi de leur routine cognitive que les humains peuvent s’enrichir de nouvelles idées expériences, trouver de nouvelles passions… C’est aussi quelque chose que l’on a constaté pendant les confinements ; pour passer le temps, de nombreux humains sont sortis de leur zone de confort en s’essayant à de nouvelles activités.

Le numérique, un rempart contre l’ennui

Le problème, c’est que la technologie moderne nous a fourni des tas d’armes pour lutter contre l’ennui. De nombreux individus ont ainsi développé des réflexes pour combler instinctivement le moindre temps mort. Souvent, cela implique de dégainer un smartphone et d’ouvrir instinctivement son application préférée, de façon quasiment automatique et sans même s’en rendre compte.

Smartphone Noel
© Julia Larson / Pexels

Ce réflexe de défense contre l’ennui fonctionne très bien ; les réseaux sociaux, séries ou jeux vidéo ont permis à des tas de gens d’éviter l’apathie, voire la dépression pendant la pandémie (voir notre article). Mais ce tour de passe-passe fonctionne peut-être trop bien. Car en empêchant l’ennui superficiel de s’installer, on ferme presque entièrement la porte à l’ennui profond.

Cela permet d’éviter l’apathie décrite par Heidegger, certes. Mais il y a un revers de la médaille. D’après les auteurs, ce réflexe de soigner immédiatement le moindre ennui en se précipitant sur les réseaux sociaux prive aussi le cerveau de ces temps morts si importants pour l’imagination et la créativité.

Des travaux abstraits et pas encore probants

Il faut toutefois préciser qu’il s’agit de travaux préliminaires qui doivent être interprétés avec prudence pour deux raisons. La première, c’est qu’ils sont basés sur des entretiens très subjectifs avec 15 personnes à peine — un chiffre largement insuffisant pour procéder à des analyses statistiques probantes.

L’autre souci, c’est qu’ils reposent sur des bases conceptuelles qui ne font pas tout à fait l’unanimité. En effet, certains chercheurs (voir ce papier de recherche) considèrent que le concept décrit par Heidegger ne peut pas véritablement être considéré comme de l’ennui à proprement parler.

Mais les chercheurs en sont bien conscients. Ils ne présentent pas leurs travaux comme une vraie révolution. À la place, ils veulent plutôt défricher une nouvelle piste de recherche. Car avant la pandémie, cela faisait très longtemps que l’humanité n’avait plus été confrontée à ce phénomène d’ennui profond à une telle échelle.

« La pandémie a été une expérience tragique, destructive pour des tas de gens, surtout chez les moins fortunés. Mais nous avons aussi tous entendu des histoires de personnes confinées qui ont trouvé de nouveaux hobbies, de nouvelles carrières, ou même de nouveaux objectifs dans la vie », rappelle Timothy Hill, sociologue à l’Université de Bath et co-auteur de ces travaux.

Une piste de recherche aux implications potentiellement profondes

Les chercheurs considèrent donc qu’il faudrait tirer des leçons de cet épisode. Car malgré le chaos qu’elle a généré, pour certains, la pandémie a aussi été une occasion de se réinventer. Hill et ses collègues suggèrent qu’il pourrait être intéressant de cultiver (raisonnablement) l’ennui profond pour favoriser l’introspection, l’imagination, la découverte, et par extension le progrès de toute la civilisation. Et pour y parvenir, il faudra probablement repenser notre rapport à la technologie — à commencer par les réseaux sociaux.

« Ces travaux nous offrent une fenêtre sur la façon dont notre culture et nos appareils ultra-connectés, qui proposent une abondance d’information et de divertissement, permettent de contrer l’ennui superficiel, mais nous empêchent aussi de trouver des choses plus significatives », indique Hill.

© Jonathan Mabey – Unsplash

« Nous pensons que ces trouvailles feront écho à l’expérience de nombreuses personnes pendant la pandémie et à la façon dont elles ont utilisé les réseaux sociaux pour lutter contre l’ennui. Nous aimerions que ces recherches soient poussées plus loin », conclut-il.

Étant donné la nature de ces travaux, il ne faut pas attendre des études solides et statistiquement documentées sur ce sujet avant des années. Il conviendra donc de garder cette problématique dans un coin de la tête en attendant que les chercheurs aient davantage de recul et de données sur tout ce qui s’est passé pendant la pandémie.

Mais en attendant, il y a tout de même une conclusion pratique à en tirer. Pendant vos prochaines vacances, essayez de dégager un peu de temps pour vous ennuyer exprès ; vous pourriez être surpris du résultat !

Le texte de l’étude est disponible ici.

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Source : University of Bath

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