Lorsqu’on parle des matériaux les plus résistants au monde, l’instinct nous pousse souvent à mentionner le diamant. Mais c’est en fait inexact ; il s’agit effectivement d’un cristal qui présente une dureté exceptionnelle, c’est-à-dire qu’il oppose une résistance mécanique énorme aux coupures et à l’abrasion.
Mais en science des matériaux, la résistance est une notion extrêmement complexe; elle dépasse largement le cadre de la simple dureté. Pour étudier la « solidité » d’un composé, il faut aussi tenir compte d’autres facteurs. Par exemple, on peut s’intéresser à sa résistance à la propagation d’une fissure déjà existante (on parle de fracture toughness dans la littérature scientifique).
Une autre métrique très importante, c’est la ténacité (toughness en anglais). Elle est bien distincte de la dureté, malgré son nom relativement proche qui peut prêter à confusion. Elle permet de déterminer l’énergie qu’un matériau peut absorber avant d’arriver au point de rupture. On la mesure en quantité d’énergie par unité de volume.
Très vulgairement, plus cette ténacité est importante, plus le composé pourra accepter une déformation importante avant qu’elle ne devienne irréversible. Même si, techniquement, cette définition ne s’applique pas aux végétaux, c’est un peu le fameux cas du roseau qui plie, mais ne rompt pas ; même s’il s’agit d’un gros abus de langage, pour illustrer cette notion, on pourrait considérer que cette plante présente une ténacité plus importante qu’une baguette de céramique standard, par exemple.
Et récemment, dans des travaux repérés par Interesting Engineering, des chercheurs américains de la prestigieuse université de Berkeley ont trouvé un matériau assez exceptionnel sur ce critère en particulier : voici le CrCoNi, le nouveau champion incontesté de la ténacité.
Un alliage de haute entropie aux propriétés folles
Ce matériau à base de chrome (Cr), de cobalt (Co) et de nickel (Ni) est ce qu’on appelle un alliage de haute entropie (ou HEA, pour High Entropy Alloy). La quasi-totalité des alliages actuels sont composés d’un métal principal et d’autres métaux complémentaires; par exemple, l’acier est composé à plus de 90% de fer. Mais dans ces HEA, tous les constituants sont présents en proportions égales.
Depuis qu’ils sont apparus il y a une vingtaine d’années, les chercheurs ont constaté que cet équilibre procurait parfois des propriétés très intéressantes, notamment en termes de ténacité. Les HEA affichent donc un potentiel incroyable dans de nombreux domaines. Et même au milieu de ces super-matériaux, ce CrCoNi se démarque par ses propriétés extraordinaires.
En plus d’être excessivement solide, il est aussi relativement ductile, c’est-à-dire malléable. C’est très important lorsqu’il s’agit de concevoir des matériaux structuraux. Car s’ils sont extrêmement solides, mais qu’ils ne peuvent pas accepter la moindre déformation, des fractures peuvent apparaître très rapidement. C’est par exemple l’une des raisons qui font qu’on n’utilise pas de céramiques normales dans la structure des bâtiments malgré leur dureté très importante.
« Habituellement, c’est un compromis entre ces deux propriétés », pour obtenir une ténacité satisfaisante, explique Easo George, qui supervise la recherche sur les alliages à l’Université du Tennessee. « Mais avec ce matériel, on a les deux ! », se réjouit-il.
L’autre point très intéressant, c’est son comportement à basse température. Dans ces conditions, les alliages ont tendance à perdre leur flexibilité et à devenir cassants. Le CrCoNi, en revanche, fait tout l’inverse ; même à des températures proches du zéro absolu, il continue de présenter une ténacité extrêmement importante.
« A une température proche de celle de l’hélium liquide (-253 °C), la ténacité de ce matériau est encore de 500 MPa.m½. Dans ces mêmes conditions, un morceau de silicium atteint 1 MPa.m½, et les meilleurs aciers sont autour des 100 MPa.m½. Donc 500, c’est un chiffre incroyable », explique Robert Ritchie, chercheur à Berkeley et co-auteur de ces travaux.
Un drôle de matériau polymorphe
De très nombreux matériaux, y compris chez les métaux, présentent des structures dites cristallines ; ce sont de petits motifs de base qui se répètent dans l’espace pour construire un grand réseau d’atomes. Traditionnellement, les chercheurs considèrent que cette organisation définit directement les propriétés du matériau.
Mais dans le cas du CrCoNi, la situation est plus subtile ; ses propriétés incroyables, il les doit surtout à son architecture très particulière. En effet, la structure du réseau d’atomes n’est pas figée et évolue considérablement dès qu’on applique une force. « La structure du CrCoNi est la plus simple qui soit — ce ne sont que de simples grains », explique Ritchie. « Mais dès que vous le déformez, la structure devient extrêmement compliquée. »
Il explique que la dureté d’un matériau dépend en partie de la présente d’irrégularités dans cet échafaudage d’atomes. Chacune de ces imperfections constitue un obstacle au mouvement de la structure globale ; plus il y en a, plus il est difficile de déformer le matériau.
Dans le cas précis du CrCoNi, les chercheurs ont trouvé trois de ces obstacles. Et surtout, ils ont remarqué qu’ils interviennent dans un ordre bien précis lorsqu’une force est appliquée. Cela produit une série d’interactions entre les atomes qui modifient radicalement l’architecture du matériau. Et « c’est cette transition qui explique sa résistance exceptionnelle à la fracture » malgré sa solidité exceptionnelle.
Les HEA, une niche exceptionnellement prometteuse
Il s’agit donc d’une nouvelle avancée extrêmement prometteuse. Cela représente un grand progrès dans la recherche de super-matériaux capables d’encaisser des contraintes incroyables. À terme, cela pourrait permettre de construire des structures et outils révolutionnaires. On peut imaginer des utilisations dans l’industrie lourde, les transports, l’exploration spatiale, et ainsi de suite.
Mais il va falloir patienter encore quelques années. Car malgré leurs qualités évidentes, les chercheurs manquent encore de recul sur le CrCoNi et les autres HEA, car ils restent assez récents.
« Si vous embarquez dans un avion, comment réagiriez-vous en apprenant que l’objet qui vous empêche de tomber de 10 000 mètres a été développé il y a quelques mois à peine ? Vous préféreriez certainement qu’il s’agisse de matériaux matures et bien compris. C’est pour cela que le développement de matériaux structuraux peut prendre de longues années, voire des décennies avant les premières applications pratiques », conclut Ritchie. Il ne reste donc plus qu’à patienter ; d’ici quelques années, le CrCoNi et ses équivalents feront peut-être partie de ces matériaux bien maîtrisés et utilisés au quotidien.
Le texte de l’étude est disponible ici.
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