La conférence ministérielle de l’Agence spatiale européenne, qui s’est terminée mercredi 23 novembre, a été riche en informations importantes. En plus d’avoir dévoilé l’identité de sa prochaine fournée d’astronautes (voir notre article), l’agence aussi abordé la question de son budget avec une annonce remarquable ; les États membres ont validé un plan d’investissement qui augmente le budget de l’agence à 16,9 milliards d’euros — une hausse de 17 % — pour une période de trois ans.
À l’origine, l’institution espérait récolter un total de 18,5 milliards. Mais Josef Aschbacher, directeur général de l’agence, refuse d’interpréter cela comme un échec. Il y voit même un grand succès dans le contexte actuel. « Dans une période de guerre, de Covid et de crise de l’énergie, c’est un énorme succès […] Je suis très impressionné par ce résultat », a-t-il déclaré. Même son de cloche du côté de Bruno LeMaire, qui parle de « grand succès » avec un budget « au-delà des attentes ».
Du carburant pour les grands projets de l’ESA
Ces fonds permettront à l’ESA de financer les prochains grands projets d’exploration spatiale prévus entre aujourd’hui en 2025. Il y a donc de quoi être enthousiaste, car la feuille de route de l’agence a rarement été aussi excitante qu’en ce moment.
Ces prochaines années, l’ESA devrait inaugurer Ariane 6, le nouveau lanceur lourd d’Arianespace qui doit devenir le nouveau chef de file de l’aérospatiale européenne en attendant le lanceur réutilisable Maïa (voir notre article). Elle va aussi se repencher sur ExoMars, un grand projet d’exploration martienne qui a été repoussé suite à l’éviction de la Russie sur fond d’invasion de l’Ukraine (voir notre article).
En outre, ce pactole alimentera aussi d’autres projets comme Vega-C, la nouvelle version du petit lanceur italien, ou l’alunisseur Argonaut. On peut aussi citer le programme Space Rider, dont l’objectif est de concevoir le premier système de transport spatial européen réutilisable.
Dans l’ensemble, le budget alloué à ces missions d’exploration a augmenté de 16 %. Une hausse significative qui envoie un message très clair : l’Europe ambitionne toujours de jouer les premiers rôles dans le retour de l’humain sur la Lune, et elle s’en donne désormais les moyens.
Les leaders européens affichent leur unité…
L’autre point qui rend cette annonce enthousiasmante, c’est qu’elle témoigne d’une relative unité entre les différents contributeurs, en particulier les plus importants. « C’est un budget solide que nous n’aurions pas obtenu sur la France, l’Allemagne et l’Italie ne s’étaient pas mis d’accord », explique Josef Aschbacher, cité par le Figaro.
C’est un point crucial, car le futur de l’aérospatiale européenne dépend directement de la capacité de ces éléments moteurs à travailler ensemble. Et il n’est pas toujours facile de se mettre d’accord ; nous l’avons encore observé récemment à l’occasion de la Space Tech Expo Europe, où plusieurs acteurs de cette industrie ont argumenté en faveur d’approches parfois contradictoires (voir notre article ci-dessous).
… ou presque
Mais ce budget ne va pas faire disparaître ces points de friction pour autant. Le plus important d’entre eux concerne directement le positionnement de l’ESA. Certaines institutions considèrent que l’agence devrait se focaliser sur le modèle « à l’américaine ». Ce dernier consiste à déléguer une grande partie du développement, de la production et de l’exploitation à des acteurs privés. Ses apôtres avancent que cela permettrait de libérer des fonds institutionnels tout en dopant la croissance de l’aérospatiale européenne.
Dans l’autre camp, certains estiment que l’écosystème européen n’est pas encore suffisamment mature pour effectuer une transition complète vers ce modèle. Selon mes adeptes de ce positionnement, il serait plus sage de privilégier les missions institutionnelles.
Au bout du compte, l’ESA semble avoir coupé la poire en deux. La France, l’Allemagne et l’Italie, leaders de cette industrie sur le Vieux Continent, ont signé un accord commun. Il confirme que l’agence continuera de privilégier les missions institutionnelles. Mais elle s’autorisera quand même à utiliser des lanceurs de petite taille développée par des entreprises privées. Faut-il y voir une décision pragmatique ? Ou est-ce une nouvelle “erreur stratégique” qui coûtera cher à l’Europe, comme le développement d’Ariane 6 (voir notre article) ? La question reste entière et il convient d’être prudent. Mais l’ESA semble avoir confiance dans son projet qui doit lui permettre de rattraper son retard sur les leaders du secteur.
L’ESA fait l’autruche sur la question du vol habité
Car même si l’heure est à l’optimisme, force est de constater que l’Europe part de très loin. En plus des États-Unis, qui dominent outrageusement la discipline, d’autres concurrents très sérieux commencent à émerger, à commencer par la Chine qui avance à une vitesse impressionnante depuis quelques années.
Ces progrès sont d’autant plus remarquables qu’ils concernent directement le Graal de l’aérospatiale, à savoir le vol spatial habité. Et malheureusement, lorsqu’on se penche sur le nouveau budget de l’ESA, cette activité brille par son absence. À l’heure actuelle, il n’y a même pas encore de projet vrai de ce type autour d’Ariane 6.
Or, c’est un projet pharaonique qui nécessitera des années de développement ; il est extrêmement improbable que l’Europe soit prête à lancer ses astronautes avec son propre matériel avant la fin de la décennie. Une lacune très importante, connaissant l’importance géopolitique de cette activité. Car cela signifie que l’Europe est privée d’une autonomie cruciale dans ce secteur stratégique, autant en termes militaires qu’économiques. Elle sera donc forcée de s’attacher un fil à la patte et de dépendre des grandes puissances du secteur, qui continuent d’avancer de leur côté.
Aux États-Unis, on envoie déjà des humains en orbite depuis belle lurette. Et cette dynamique a encore accéléré avec la privatisation progressive du secteur, surtout grâce aux coups de boutoir de SpaceX. La Chine, de son côté, dispose de sa capsule Shenzhou. Elle s’en est notamment servie pour envoyer des taïkonautes à bord de sa station spatiale flambant neuve (voir notre article). Les Russes, de leur côté, peuvent toujours compter sur ce bon vieux Soyouz dont les Européens sont désormais privés suite au divorce diplomatique entre l’ESA et Roscosmos sur fond de guerre en Ukraine. Même l’Inde est en train de développer ses propres capsules habitées, et compte les inaugurer en 2023.
Un virage très serré qu’il va falloir bien négocier
S’il convient donc de se réjouir de ce budget record, il faut aussi prendre cet enthousiasme avec prudence. D’un côté, il s’agit d’une très bonne nouvelle pour l’influence scientifique de l’ESA; elle va pouvoir renforcer sa contribution à des programmes très prestigieux. En revanche, ce n’est pas forcément rassurant par rapport au rayonnement de l’aérospatiale européenne. Une problématique très bien résumée par Philippe Baptiste, PDG du CNES cité par Challenges.
« Est-ce qu’on peut concevoir une Europe du spatial sans cette capacité d’accès de nos astronautes à des capacités de vol habité ? » s’interrogeait-il devant un parterre de députés et de sénateurs le 3 novembre dernier. « C’est une question de rayonnement européen. Toutes les capacités techniques, vous les avez en Europe. C’est une question de volonté politique », martelait-il. Pour continuer d’exister sur la scène internationale, les principaux acteurs du secteur vont absolument devoir convaincre les décideurs politiques de miser sur le vol habité. Car dans le cas contraire, l’Europe semble condamnée à jouer les seconds rôles dans l’espace, et elle pourrait le payer très cher d’ici quelques décennies…
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