Le métavers est dans une situation assez étrange en ce moment. Il y a quelques mois, tous les géants du numérique se sont empressés d’investir des sommes invraisemblables dans la dernière lubie de Mark Zuckerberg, afin d’avancer leurs pions sur ce qui était présenté comme la prochaine grande évolution technologique de notre civilisation.
Mais depuis, le soufflé est retombé. Les premières démonstrations techniques ont été ouvertement moquées par une grande partie du public occidental, globalement perplexe face à l’approche très particulière du géniteur de Facebook. Nombreux sont ceux qui peinent à voir l’intérêt de ce monde virtuel ; pour l’instant, il ressemble davantage à un gadget à 35 milliards de dollars qu’à une vraie révolution de la société.
Par ailleurs, les derniers rapports financiers ont montré que ce nouveau cap était en train de miner considérablement les finances de Meta. De nombreux observateurs commencent donc à douter de la pertinence du projet. Mais il existe tout de même certaines personnes qui comptent beaucoup sur ce concept. C’est le cas du gouvernement de Tuvalu, un micro-État qui occupe l’archipel polynésien du même nom.
Cela a de quoi surprendre ; jusqu’à présent, ce sont plutôt des pays et des entreprises très puissantes d’un point de vue financier et importantes dans l’écosystème technologique mondial qui ont manifesté un intérêt. Tuvalu, en revanche, est un petit poucet dont le PIB dépasse à peine les 50 millions de dollars. À titre de comparaison, même dans ce contexte financier difficile, Meta pèse toujours plus de 250 milliards de dollars — soit plus de 5000 fois la force de frappe financière de Tuvalu.
Entre le métavers ou la disparation totale, Tuvalu a fait son choix
Mais contrairement aux géants de la tech, si cet état s’intéresse au métavers, ce n’est pas pour se faire de l’argent : c’est tout simplement pour assurer sa propre survie.
En effet, il s’agit d’une des zones les plus exposées au changement climatique, ou plus précisément à la montée des eaux qui en découle. Selon l’office du tourisme local, le point le plus élevé de l’archipel est situé à peine 4,6 mètres au-dessus du niveau de la mer ; le moindre centimètre de montée des eaux grignote donc une part significative du territoire.
Cette dynamique représente donc une véritable menace existentielle pour la population de Tuvalu, bien au-delà de ce que connaissent la plupart des pays occidentaux ; cette fière nation pourrait même devenir la toute première disparaître entièrement sous l’effet du réchauffement climatique.
Un scénario catastrophe que Somon Kofe, Ministre de la Justice, de la Communication et des Affaires étrangères, a tenu à rappeler aux dirigeants du monde entier à l’occasion de le COP27 avec un message glaçant, enregistré les pieds dans l’eau pour le symbole.
« Les îles comme les nôtres ne survivront pas à l’augmentation des températures, à l’augmentation du niveau des océans et aux sécheresses », a-t-il déclaré. « Seul un effort global permettra à Tuvalu de ne pas disparaître à tout jamais ».
Mais comme nous le constatons déjà depuis de nombreuses années, ces appels à la responsabilité restent trop souvent sans réponse. Le gouvernement de Tuvalu a donc pris une décision drastique, qui montre bien qu’elle ne fait pas confiance aux principaux acteurs de ce changement pour inverser la tendance ; quitte à disparaître de la surface de la Terre, l’archipel pourrait continuer d’exister virtuellement, dans le métavers.
Une vie institutionnelle 100% virtuelle
Et il ne s’agit pas simplement d’un coup de communication symbolique ; c’est une proposition tout ce qu’il y a de plus littérale. Kofe met l’accent sur trois points très importants qui, selon lui, définissent Tuvalu en tant que nation et qui pourraient être recréés dans le cyberespace.
Cela commence par le territoire. C’est probablement la facette du problème la plus simple à aborder, techniquement parlant. Aujourd’hui, il est déjà tout à fait possible de reconstituer des paysages plus ou moins photoréalistes. Et avec les technologies modernes de scan 3D, on peut tout à fait imaginer qu’une équipe d’artistes talentueux pourrait réaliser une copie conforme de l’archipel, accessible en ligne.
Mais l’identité d’une nation ne se résume pas seulement à un territoire, et c’est là que le projet devient particulièrement intéressant. Le discours de Kofe suggère aussi que le gouvernement et la vie publique du pays pourraient continuer à exister en ligne.
D’ailleurs, il existe déjà quelques exemples analogues. Par exemple, le gouvernement estonien est déjà en train de faire passer la quasi-totalité de ses services institutionnels dans une toute nouvelle ère dans le cadre d’un programme baptisé e-Estonia. Tuvalu pourrait s’en inspirer pour construire son propre modèle.
Mais la démarche de la nation polynésienne va bien au-delà de la simple bureaucratie. Car si l’océan finit effectivement par engloutir cet archipel, ce ne sont pas seulement des plages immaculées et des cocotiers qui vont disparaître ; c’est tout le patrimoine identitaire des 12 000 habitants et des générations précédentes qui est menacé.
Une question d’identité
C’est donc aussi et surtout une question de survie culturelle. « Notre terre, notre océan, notre culture sont les ressources les plus précieuses de notre peuple », a-t-il déclaré lors d’une allocution enregistrée. « En les recréant virtuellement, nous pourrons préserver notre pays et rappeler à nos enfants et petits-enfants ce qui était autrefois notre maison. »
À travers ce discours douloureux et un brin résigné, le gouvernement de Tuvalu explique que le métavers pourrait aussi permettre de préserver au moins partiellement cet héritage unique. Et là encore, il existe des exemples qui montrent que la culture tuvaluane pourrait survivre dans le monde virtuel. Il n’y a qu’à regarder du côté des MMORPG, ces jeux de rôle en ligne fréquentés par de très nombreux joueurs à la fois ; sur ces plateformes, on assiste souvent à l’émergence d’une culture propre, avec ses codes et ses traditions qui se transmettent au fil des “générations” de joueurs.
Le dernier aspect de ce projet, et probablement le plus intéressant, c’est la question de la souveraineté. Car en l’état, il n’existe aucun précédent dans le droit international qui permettrait de déterminer la marche à suivre dans le cas d’une nation qui disparaîtrait non pas suite à une annexion, mais sous l’effet du changement climatique.
Cela pose de nombreuses questions. Quelques exemples : si l’archipel disparaît physiquement, que deviendra la nationalité tuvaluane, administrativement parlant ? Continuera-t-elle d’exister ? Pourra-t-elle encore être transmise à un conjoint ou à des enfants ? Est-il seulement possible de revendiquer la souveraineté d’un espace virtuel ? Et si oui, quelles seront les implications légales, commerciales, technologiques et éthiques, sachant que ce pays virtuel devrait par définition être hébergé dans un autre pays ?
En l’état, il est tout simplement impossible d’apporter une réponse claire à toutes ces interrogations. Et il ne s’agit probablement que de la pointe émergée d’un immense iceberg. Mais il pourrait tout de même être très important de se pencher sur la question.
Le métavers, futur cimetière du réchauffement climatique ?
Certains pourraient considérer injustement que la situation est assez anecdotique, puisque l’archipel est un Petit Poucet sur la scène internationale. Mais comme l’indique le ministre, il serait extrêmement prétentieux et imprudent de ne pas prendre cette situation au sérieux. Car Tuvalu est certes en première ligne, mais le réchauffement climatique n’épargne personne ; si l’archipel vient à disparaître, c’est que la situation sera aussi devenue critique pour le reste de la planète.
« Sans une prise de conscience et un engagement global envers notre bien-être commun, nous pourrions bientôt voir le reste du monde nous rejoindre en ligne quand leurs terres disparaîtront à leur tour », avance Kofe.
Ce grand projet d’exode numérique finira-t-il par voir le jour ? Cela reste à démontrer ; en termes réglementaires, les enjeux restent assez flous à l’heure actuelle. Et cela vaut aussi pour l’aspect technologique ; il est encore très difficile d’imaginer quelle forme pourrait prendre cet état virtuel et comment la population pourrait s’y intégrer.
La question de l’infrastructure sera aussi déterminante. En plus du problème d’hébergement mentionné plus haut, il faudra aussi trouver des solutions très concrètes en termes de bande passante, d’approvisionnement en énergie… et l’équation deviendra encore plus complexe si davantage de pays se lancent dans cette voie.
Et enfin, il faudra aussi se poser la question de la pérennité écologique du projet. Est-ce vraiment pertinent de transférer des nations entières dans le monde virtuel, connaissant l’impact de plus en plus important de la filière tech à ce niveau… ou s’agit-il d’une forme de fuite en avant ?
L’avenir nous le dira certainement. En attendant, la priorité absolue reste d’inverser la tendance ; c’est la seule approche qui permettra peut-être à Tuvalu de survivre en dehors du métavers — même si les différents indicateurs n’incitent pas franchement à l’optimisme.
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