Les humains ont souvent tendance à assimiler les insectes à des sortes de petits drones biologiques rudimentaires, qui suivent une série d’instructions prédéterminées tout au long de leur vie. Et on comprend aisément d’où provient cette idée préconçue lorsqu’on observe certains phénomènes, comme le fascinant ballet coordonné des fourmis. Mais dans l’ensemble, tous les spécialistes s’accordent à dire que la réalité est beaucoup plus nuancée ; une nouvelle étude nous montre à nouveau que nous savons assez peu de choses sur le comportement de ces êtres vivants, et en particulier sur les bourdons.
Ces derniers étaient au centre d’une étude très impressionnante publiée en 2017 par des chercheurs anglais. Ils ont démontré que ces insectes sont capables d’apprendre à marquer un but (ou plus précisément, à rouler une petite bille dans un trou) en échange d’une petite récompense sucrée.
Cette expérience a suscité beaucoup d’intérêt chez les spécialistes, car jusqu’à présent, personne ne pensait que le cerveau rudimentaire des bourdons était capable de ce genre d’abstraction ; habituellement, on s’attend plutôt à retrouver ce type de conditionnement chez des animaux comme des chiens.
Depuis, d’autres équipes ont mené des travaux complémentaires avec un objectif qui aurait pu sembler presque risible il y a quelques dizaines d’années : explorer la cognition chez les bourdons.
C’est dans ce contexte que deux des chercheurs à l’origine de ces travaux se sont associés à d’autres ressortissants de la Queen Mary University (QMU), à Londres. Ensemble, ils ont cherché à déterminer si les bourdons pouvaient aussi présenter d’autres comportements singuliers. Ils se sont concentrés sur une caractéristique dont on considère généralement qu’elle est réservée à des animaux bien équipés sur le plan cognitif : le jeu.
Le jeu, une activité singulière
C’est une activité qui fascine les chercheurs depuis longtemps. En effet, il est communément admis que les êtres vivants se concentrent avant tout sur des activités vitales, comme la recherche de nourriture ou la reproduction. Or, intuitivement, on pourrait croire que le seul intérêt d’un jeu est le plaisir qu’il procure.
Longtemps, les scientifiques sont donc restés perplexes sur le rôle évolutif de ces activités ; puisqu’elles ne participent pas directement à la survie, comme le fait de se nourrir, on pourrait considérer qu’elles constituent un désavantage évolutif. Le cas échéant, elles auraient donc dû disparaître au fil de la sélection naturelle.
Pourtant, il existe des tas d’espèces qui s’y adonnent volontiers. Cela prouve que le jeu n’est pas seulement un handicap évolutif, et qu’il a bien un intérêt pratique. Aujourd’hui, ces comportements sont bien mieux compris ; on sait qu’ils sont souvent indispensables au développement cognitif et physique des jeunes et qu’ils occupent régulièrement une place fondamentale dans les relations sociales. C’est particulièrement évident chez certaines espèces comme les félins.
Mais chez les insectes comme les bourdons, la situation est beaucoup moins claire. Et c’est en grande partie à cause d’un relatif vide scientifique associé à un vieux préjugé. « L’idée que le fait d’avoir un petit cerveau restreint les capacités des insectes est assez fausse et datée », expliquait Olli Loucola, qui a dirigé l’étude de 2017.
Quand les bourdons tâtent du ballon
Pour combler cette lacune, les chercheurs anglais ont décidé d’étudier le jeu chez les bourdons. Pour ce faire, ils ont placé 45 bourdons dans une arène qui leur proposait deux chambres colorées : une zone avec de la nourriture en libre-service, et un « terrain de jeu » plein de petites billes en bois. Intuitivement, on pourrait imaginer que ces hyménoptères dodus fileraient tout droit vers la nourriture. Mais contre toute attente, ils se sont dirigés vers ces billes pour les faire rouler, sans raison apparente — un peu comme un chaton avec une pelote de laine.
Au terme du protocole, chaque bourdon, sans la moindre exception, a interagi avec les billes à un moment donné de l’expérience — jusqu’à 117 fois pour certains d’entre eux. Et lorsque les chercheurs ont supprimé les billes tout en conservant la nourriture dans l’autre chambre, une autre surprise les attendait ; leurs cobayes sont tout de même revenus visiter leur aire de jeu avant de se diriger vers la cantine.
Ces comportements suggèrent que les bourdons avaient effectivement un vrai intérêt pour ces billes en apparence inutiles. Mais cela reste encore insuffisant pour parler de jeu ; ils auraient par exemple pu confondre ces objets avec des sources de pollen ou un partenaire. Dans ce cas, il ne s’agirait donc plus d’un jeu selon la définition établie par Gordon Burghardt, un spécialistes parmi les plus influents dans ce champ de recherche.
Dans son ouvrage « La genèse du jeu animal », il explique qu’on ne peut parler de jeu que dans le cadre d’une action volontaire, sans contrainte, spontanée, qui sert de récompense en elle-même ; l’individu ne doit donc pas en tirer de la nourriture, un abri ou un partenaire sexuel.
Les chercheurs ont donc observé les insectes plus en détail. Ils n’ont pas trouvé la moindre trace de comportement reproductif. De plus, leurs mouvements ne correspondaient pas du tout à ceux que l’on observe chez des individus en train de butiner. Ils n’ont pas non plus observé de signes de stress ou d’agressivité.
Ces signes suggèrent que les bourdons n’ont pas confondu ces billes avec des partenaires sexuels, des ennemis potentiels ou des sources de nourriture. Pour les chercheurs, il ne restait donc qu’une seule interprétation possible : leurs sujets d’étude étaient tout simplement en train de s’offrir une petite récréation !
Le premier exemple de ce genre chez des insectes
Ils ont donc montré pour la toute première fois que les insectes étaient aussi capables de se livrer à des comportements assimilables au jeu ; une petite révolution dans le monde de l’entomologie comportementale. Et même Gordon Burdghart semble convaincu. « Je pense que c’est un superbe papier », a-t-il concédé dans le prestigieux journal Science.
Reste encore à répondre à une dernière question, la plus subtile de toutes : quel avantage évolutif les bourdons pourraient-ils bien tirer de ces sessions de jeu ? Est-ce une affaire de développement cérébral, comme chez de nombreux mammifères, ou la dynamique est-elle très différente ? Étant donné qu’il s’agit du premier exemple documenté chez les insectes, la question reste entière sur le moment.
Mais ce qui est sûr, c’est que ces travaux nous montrent encore une fois à quel point notre compréhension du vivant, et en particulier des insectes sociaux, reste superficielle. Ces travaux pourront donc permettre de faire des progrès importants dans la compréhension de leur comportement, ou sur d’autres thématiques comme le ressenti de la douleur (voir notre article) — en plus de nous rappeler à quel point il est fondamental de les protéger.
« C’est la preuve qu’en dépit de leur petite taille et de leurs petits cerveaux, ils sont bien plus que des petits êtres robotiques. Ils pourraient ressentir une sorte d’état émotionnel positif assez rudimentaire, un peu comme d’autres animaux », explique Samadi Galpayage, auteur principal de l’étude. « Ce genre de découverte a des implications profondes pour notre compréhension de la sentience et du bien-être des insectes et va, avec un peu de chance, nous encourager à respecter et à protéger encore davantage la vie sur Terre ».
Le texte de l’étude est disponible ici.
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