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Musk, Starlink et la guerre en Ukraine : chronique d’un imbroglio géopolitique

Elon Musk n’est décidément plus à une contradiction près.

Elon Musk n’est pas du genre discret, ce n’est un secret pour personne. Entre les voitures expédiées dans l’espace, les lance-flammes ou les parfums aux poils brûlés, le sulfureux milliardaire a déjà prouvé à maintes reprises qu’il était friand des coups de communication retentissants. Jusqu’à présent, ces frasques lui ont plutôt rendu service ; mais cette fois, c’est une situation très différente qui commence à se dessiner en Ukraine.

Pour Musk, le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en début d’année a aussi été l’occasion de ressortir son accoutrement préféré : sa cape de super-héros supposément au service de l’humanité. C’est un thème qui lui est cher ; rappelons que l’objectif revendiqué de Tesla est de favoriser la transition vers l’automobile électrique pour lutter contre le changement climatique. Et avec SpaceX, il ambitionne carrément de sauver l’humanité en déménageant sur une autre planète.

Starlink, le nerf de la guerre en Ukraine

Alors que l’Europe s’organisait pour aider le pays à se défendre, Musk s’est empressé d’annoncer que SpaceX allait fournir de nombreux récepteurs Starlink — son système d’internet par satellite — aux Ukrainiens. Le prétexte parfait pour signer un coup de communication retentissant; mais l’objectif revendiqué était avant tout d’aider les combattants à se défendre contre l’envahisseur. Une initiative bienvenue et difficilement contestable.

© Starlink

Cette décision a été unanimement saluée par les acteurs européens. Les soldats, qui avaient bien besoin de ce soutien logistique, ont affiché ouvertement leur gratitude. En parallèle, SpaceX a bénéficié d’une exposition médiatique très importante. C’est notamment grâce à son dirigeant omniprésent sur les réseaux sociaux. Il a alimenté une trame narrative particulièrement héroïque, par exemple en expliquant comment son réseau tenait bon face aux cyberattaques russes.

Mais voilà : à l’instar Vladimir Poutine, qui parlait initialement d’une « opération spéciale de trois jours », le milliardaire semble avoir largement sous-estimé la durée du conflit et ses conséquences. Au fil du temps, la facture a enflé à vue d’œil — et le ton de Musk a à changé au même rythme.

La générosité a ses limites

En début de semaine dernière, il a déclaré que plus de 20 000 récepteurs Starlink avaient déjà été fournis. Le coût de l’opération approchait désormais les 20 millions de dollars par mois – soit à peu près un tiers du prix du lancement d’une fusée Falcon 9. La facture totale pourrait ainsi dépasser les 400 millions d’ici 12 mois. Une situation qui l’a apparemment poussé à reconsidérer les termes de sa mansuétude.

Des documents obtenus par CNN la semaine dernière montrent que Musk s’est adressé au Pentagone en septembre dernier ; il a expliqué que SpaceX devrait probablement interrompre le service — à moins que la Défense américaine prenne le relais en finançant son opération caritative. « Nous ne sommes plus en position de fournir gratuitement des terminaux à l’Ukraine », aurait-il écrit dans sa lettre.

Selon Ars Technica, il a défendu sa requête mardi dernier en expliquant qu’il était « déraisonnable » de demander à Space X de financer le système actuel indéfiniment, en particulier avec des terminaux qui transfèrent « 100 fois plus de données qu’un terminal domestique moyen ». Un positionnement qui, sur le fond, paraît assez raisonnable ; il faut rappeler que Musk n’avait aucune obligation de contribuer ainsi. De plus, aucun des géants de la défense américaine (Northrop Gruman, Lockheed…) n’ont proposé ce genre d’aide gratuite.

La facture de la discorde

Mais l’article de CNN a tout de même suscité des réactions assez virulentes. C’est en grande partie à cause de la façon dont le milliardaire a présenté la situation au début du conflit. Sur les réseaux sociaux, les observateurs n’ont pas tous interprété cette demande au Pentagone de la même façon. Certains y ont vu une tentative de se délester de ses responsabilités après avoir voulu jouer au héros.

De plus, différents acteurs directement impliqués dans le conflit ont nuancé les déclarations de Musk. On peut par exemple citer ce thread Twitter très instructif de Dimko Zhluktenko, un Ukrainien à la tête d’une organisation caritative.

Ce dernier commence par confirmer l’importance des récepteurs Starlink dans la logistique des combats. Mais il explique aussi n’avoir jamais vu un seul terminal financé par un gouvernement ou par SpaceX. Il affirme que les frais de livraison et de fonctionnement sont souvent payés directement par les troupes ukrainiennes sur place, preuves à l’appui.

Une volte-face pas très enthousiaste

Résultat des courses : samedi dernier, Musk a fait une volte-face très remarquée sur les réseaux sociaux. « Au diable [le financement]… même si Starlink perd encore de l’argent et que d’autres entreprises reçoivent des milliards de dollars des contribuables, nous continuerons à financer le gouvernement ukrainien gratuitement », a-t-il déclaré sur Twitter.

Une déclaration unanimement saluée par le public; et sans doute une bonne nouvelle pour les Ukrainiens — en tout cas à court terme. Car ce tweet ne transpirait pas franchement la bonne volonté. Et cette réticence apparente n’a pas échappé au gouvernement américain et à l’Union européenne. Les deux institutions, qui jouent tous les deux très gros en Ukraine, se sont donc penchées sur la question.

Peu après, un responsable américain interviewé par Politico se serait montré plus que sceptique quant à l’implication future de SpaceX. Selon lui, le Département de la Défense américain ne ferait tout simplement pas confiance à Musk ; en cas de nouvelle volte-face, le Pentagone envisagerait même de commencer à payer l’entreprise. Une manière d’enterrer le problème une fois pour toutes.

Toujours selon Politico, ils cherchent également des alternatives pour ne pas laisser Musk s’en sortir à si bon compte. « Il n’y a pas que SpaceX ; il y a d’autres entités avec lesquelles nous pourrions certainement collaborer pour procurer ce dont l’Ukraine a besoin sur le champ de bataille », expliquait une attachée de presse du Pentagone.

Même son de cloche du côté de l’UE. D’après Gabrielius Landsbergis, Ministre des Affaires étrangères lituanien, les responsables européens redouteraient aussi la volatilité des promesses de Musk.

Dans un autre article de Politico paru ce lundi, il a suggéré que l’accès à internet du pays ne devait en aucun cas être laissé à un individu unique qui pourrait « se réveiller un jour et dire : “ce n’est plus ce que j’ai envie de faire, donc c’est terminé”. Et le jour d’après, les Ukrainiens se retrouveraient sans internet », redoute-t-il.

Cette affaire désormais brûlante est naturellement arrivée sur la table lors du rendez-vous des 27 ministres des Affaires étrangères de l’UE, ce lundi. Le chef de la diplomatie européenne aurait soulevé l’idée que l’Europe pourrait financer elle-même les Starlink ukrainiens. Selon Politico, ce projet aurait récolté l’adhésion de plusieurs autres États.

Elon Musk, un milliardaire riche en contradictions

En tout cas, les décideurs politiques ne semblent plus compter sur Musk. Une situation regrettable, sachant qu’à l’origine, la contribution de SpaceX partait fondamentalement d’une bonne intention — même si l’entreprise en a profité pour se faire de la publicité.

C’est d’autant plus navrant que tout aurait pu se passer beaucoup mieux si le milliardaire avait été plus délicat dans sa communication, et s’il avait exposé clairement les enjeux financiers au lieu de manœuvrer en coulisses pour se dédouaner après avoir enfilé son costume de héros.

© SpaceX

Au bout du compte, cette affaire est devenue un excellent exemple de la dualité d’Elon Musk. D’un côté, nous avons un véritable visionnaire qui transforme notre civilisation comme personne ne l’a fait depuis longtemps ; il n’y a qu’à regarder du côté de Tesla, SpaceX, Starlink ou Neuralink pour s’en convaincre. De plus, il serait injuste de minimiser sa contribution « absolument essentielle » selon certains officiers.

De l’autre, c’est aussi un grand enfant capricieux aux poches trop pleines et à la langue bien pendue qui n’en finit plus d’alimenter la polémique (voir notre article), avec des conséquences parfois importantes comme dans ce cas précis.

Il sera donc très intéressant d’observer la suite des événements, ainsi que les interprétations des différents observateurs. Musk va-t-il continuer d’apporter gratuitement ce soutien logistique crucial à l’Ukraine, comme il l’affirme ? Si oui, quelles seront les répercussions sur les finances de SpaceX ? Dans le cas contraire, peut-on légitimement lui en vouloir ? Et le cas échéant, qui paiera la facture ?

Le débat reste ouvert. Et il promet de le rester encore quelque temps, puisque Musk a annoncé récemment l’ouverture d’un service de donations qui permettra aux utilisateurs d’offrir un terminal et un abonnement Starlink à ceux qui en ont le plus besoin… comme les combattants ukrainiens, par exemple.

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