Passer au contenu

Pourquoi les grenouilles de Tchernobyl ont-elles changé de couleur ?

L’étude d’un fascinant processus d’évolution forcée à Tchernobyl a permis de mettre en évidence une propriété très intéressante du pigment qui rend la peau sombre.

Les conséquences de l’accident nucléaire de Tchernobyl, le 26 avril 1986, ont transformé l’Europe à bien des niveaux. Aujourd’hui, plus de trente ans après le drame, la zone désertée par les humains est devenue un véritable sanctuaire pour les animaux, y compris pour des espèces menacées. Et certaines espèces portent encore les stigmates de la catastrophe ; c’est notamment le cas de générations entières de grenouilles qui ont développé des adaptations spectaculaires à la radioactivité ambiante.

C’est la conclusion des travaux (repérés par Le Monde dans The Conversation) de Germán Orizaola et Pablo Burraco, deux chercheurs espagnols qui ont étudié la faune locale depuis plusieurs années. À leur arrivée, en 2016, ils ont immédiatement remarqué un groupe de grenouilles arboricoles pas comme les autres. Comme leur nom l’indique, ce sont des espèces qui vivent au contact des arbres ; en règle générale, elles arborent donc de jolies parures vertes pour se camoufler.

Une population entière d’enfants de Tchernobyl

Mais à proximité de la centrale, les batraciens en question étaient beaucoup plus foncés qu’à l’accoutumée. Ils ont donc cherché à déterminer la source de cette coloration inhabituelle. Ils ont commencé par la plus évidente d’entre elles : comme vous l’aurez probablement deviné, leur premier réflexe a été de s’intéresser à la radioactivité — et ils ont visé juste.

Lorsqu’on raisonne en termes d’évolution, tous les paramètres de l’environnement correspondent à ce qu’on appelle une pression de sélection. Les individus les moins bien adaptés à leur environnement auront plus de mal à survivre, et par conséquent, à se reproduire ; ils auront donc moins de chances de transmettre ces traits indésirables à leur progéniture.

En revanche, les individus qui auront développé des adaptations à cet environnement seront plus aptes à assurer leur propre descendance ; au fil du temps, ils représenteront donc une part de plus en plus importante de la population. Et c’est précisément ce qui se passe avec ces grenouilles foncées.

© ArcticCynda

La mélanine, un pigment salvateur

Cette couleur résulte d’une concentration plus importante en mélanine, une classe de pigments sombre. Ils ont la particularité d’absorber et de dissiper certains rayonnements potentiellement néfastes, comme les UV. C’est par exemple pour cette raison que les résidents d’Afrique subsaharienne ont généralement la peau très sombre ; leurs cellules épithéliales sont chargées en mélanine afin de limiter l’impact néfaste des rayons du Soleil, omniprésent dans cette région.

La dynamique est assez similaire du côté de ces grenouilles. La différence, c’est que dans leur cas, ce n’est pas le rayonnement du Soleil qui constitue une pression de sélection ; tout indique que ce sont les radiations ionisantes – comme celles qui ont été produites lors de la fusion du fameux Réacteur 4 –  qui sont à l’origine de cette transformation.

Après la catastrophe, les premières générations de grenouilles qui vivaient dans la zone d’exclusion ont été décimées par l’intensité du rayonnement. En revanche, celles qui ont hérité par hasard d’une mutation qui augmente la production de mélanine semblaient davantage protégées ; elles ont donc pu se reproduire et proliférer.

Selon les chercheurs, cela montre que la mélanine permet aussi de protéger les cellules contre les radiations ionisantes ; cette dynamique suffit en tout cas à expliquer pourquoi la majorité des grenouilles arboricoles de la zone d’exclusion sont significativement plus foncées que leurs congénères.

Des pigments de mélanine dans un mélanome. © Nephron – Wikimedia Commons

Un intérêt pour les centrales nucléaires et l’exploration spatiale

Ces conclusions pourraient sembler triviales, mais c’est la première fois que des chercheurs ont l’occasion d’étudier directement le lien entre la mélanine et la contamination radioactive dans un écosystème complexe et dynamique. Et ces travaux pourraient avoir des retombées significatives.

Malgré les protestations de certains groupes de militants écologistes, le nucléaire semble toujours promis à un bel avenir. Mais cela signifie aussi que tôt ou tard, il va falloir développer des techniques qui permettront de lutter durablement contre les effets de la radioactivité produite par les déchets de la fission nucléaire.

Or, ces travaux suggèrent qu’il pourrait être intéressant d’explorer de nouveaux matériaux à base de mélanine pour bloquer les radiations ionisantes. On peut aussi imaginer qu’une telle technologie permettrait de protéger les futurs astronautes du rayonnement cosmique, qui demeure toujours l’un des principaux obstacles à l’exploration spatiale.

Pour progresser sur cette question, il va falloir étudier la réponse d’autres organismes à ces radiations. La bonne nouvelle, c’est que la zone d’exclusion de Tchernobyl est un formidable laboratoire à ciel ouvert pour mener ce genre de travaux sur l’évolution et la radioactivité. La mauvaise, c’est que les chercheurs vont devoir prendre leur mal en patience à cause de la guerre qui fait rage en Ukraine. Une raison supplémentaire d’espérer que ce conflit prenne fin dans les plus brefs délais.

Le texte de l’étude est disponible ici.

🟣 Pour ne manquer aucune news sur le Journal du Geek, abonnez-vous sur Google Actualités. Et si vous nous adorez, on a une newsletter tous les matins.

3 commentaires
  1. OK… Petite mise au point technique : un réacteur nucléaire n’explose pas, il ne peut pas exploser, aucun réacteur nucléaire n’a jamais explosé, ça ne peut pas arriver. Un réacteur nucléaire peut seulement fondre, et dans le pire des cas (Chernobyl justement), le graphite qui enrobait les barres de combustibles a brûlé et diffusé des suies radioactives qui se sont baladées ensuite dans l’atmosphère, portées par les vents.
    Mais pas d’explosion, un réacteur nucléaire n’est pas une bombe.

    1. Bonjour @Engineering,

      Certes, elles n’étaient pas liées à la réaction de fission en elle-même (ce que je ne pense pas avoir sous-entendu dans l’article), mais je maintiens tout de même qu’il y a bien eu plusieurs explosions largement documentées au sein du réacteur 4 le jour de l’incident, suite aux défaillances successives de plusieurs systèmes pressurisés dans le bâtiment qui hébergeait le 4e réacteur. J’ai modifié un paragraphe pour lever toute ambiguïté.

      Bien cordialement et en vous remerciant de votre lecture,

Les commentaires sont fermés.

Mode