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Quand l’invasion de l’Ukraine redistribue les cartes de l’aérospatiale mondiale

L’invasion de l’Ukraine par la Russie a des conséquences dans bien des secteurs, dont un qui jouera vraisemblablement un rôle géopolitique crucial à l’avenir : l’espace.

L’invasion de l’Ukraine récemment lancée par la Russie a mis la communauté internationale sens dessus dessous ces derniers temps, avec des modifications du paysage géopolitique comme nous n’en avons pas vu depuis la Seconde Guerre mondiale. Mais il y a un élément qui est relativement passé au second plan, alors qu’il regorge pourtant d’implications concrètes à l’échelle globale : l’impact de la crise sur l’aérospatiale.

L’ISS dans la tourmente

Le problème le plus évident qui a été mis en évidence par cette situation est perché à environ 400km au-dessus du sol : il s’agit de la Station Spatiale Internationale. Comme chacun le sait, celle-ci est le fruit d’une collaboration entre différents pays, et la Russie en est l’un des acteurs majeurs aux côtés des États-Unis. C’est en effet aux ingénieurs russes que l’on doit une bonne partie de la structure en elle-même ainsi que de nombreux équipements scientifiques.

Elle se charge aussi d’une part considérable de la maintenance. C’est par exemple le contingent russe qui s’occupe des corrections de trajectoires qui permettent à la station de se maintenir en orbite stable. Sans ces opérations de routine, la station dériverait progressivement vers le sol et finirait par s’écraser sur Terre… une situation dont Roscosmos est bien conscient.

Son sulfureux président Dmitry Rogozine ne s’est d’ailleurs pas privé d’utiliser cet élément comme levier. Dans une tirade passive agressive typique de la rhétorique du Kremlin en ce moment, il s’est d’ailleurs fendu d’une menace à peine voilée sur les perspectives d’avenir de l’ISS…

Si vous bloquez la coopération avec nous, qui va empêcher l’ISS de dériver de son orbite pour s’écraser en Europe ou aux États-Unis ? Il y a aussi la chance qu’un objet de 500 tonnes vienne s’écraser autre part. Etes-vous bien sûrs de vouloir menacer ainsi l’Inde ou la Chine ?” lâche-t-il avant de conclure sur un ton inquisiteur qui rappelle les récentes menaces nucléaires de Poutine. “L’ISS ne vole pas au-dessus de la Russie”, rappelle-t-il. “Tout le risque est pour vous. Êtes-vous bien sûrs d’être prêts ?” Décidément, l’ambiance doit être vraiment particulière à bord de la station…

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Même l’ISS, ce totem de la coopération internationale perché à plusieurs centaines de kilomètres d’altitude,, n’échappe pas aux retombées de la situation actuelle. © Norbert Kowalczyk

Une nouvelle ère de “guerre froide spatiale” ?

Et il ne s’agit pas forcément d’un coup de bluff. Connaissant l’amour du Kremlin pour les démonstrations de force, il n’est pas impossible que Roscosmos envisage réellement de se délester arbitrairement de toutes ses obligations à bord de l’ISS, même si cela ne se traduirait pas forcément par la perte de l’ISS contrairement à ce qu’affirme Rogozine.

De plus, la Russie a déjà amorcé son retrait progressif de l’ISS, et prépare déjà la suite des événements. Elle se concentre désormais sur ses autres propres projets, notamment ceux qu’elle partage avec le gouvernement chinois. En un sens, l’invasion de l’Ukraine a donc accéléré le début d’une forme de “guerre froide spatiale”, avec d’un côté un bloc occidental, et de l’autre un bloc sino-russe.

Car même si elle cherche à redorer son blason, Roscomsos reste dans une situation très compliquée. L’agence est à la fois à la traîne technologiquement, institutionnellement défaillante à cause d’un problème systémique de corruption, et surtout exsangue sur le plan économique. Et les sanctions récentes ne vont rien arranger à ce niveau. Sans la coopération internationale dans laquelle elle s’inscrivait jusqu’à présent, elle sera tout simplement incapable de mener à bien ses objectifs.

Pour survivre, Roscosmos n’aura donc qu’une solution : subsister sous perfusion chinoise dans leur cadre de leur nouveau partenariat. Une situation qui pourrait, là encore, avoir des conséquences géopolitiques considérables, même si elles restent encore difficilement identifiables aujourd’hui. De son côté, la NASA joue l’apaisement et assure qu’elle souhaite continuer la coopération à ce niveau. En tout cas, nous ne verrons probablement pas fleurir de nouveaux programmes russo-américains avant de longues années…

Un Soyouz russe. © NASA – Roscosmos

Le retrait des Soyouz, un coup dur pour l’Europe

Roscosmos a également déclaré qu’elle allait cesser toutes ses opérations en collaboration avec l’ESA en Guyane française. Cela implique le retrait de tout le matériel et des 87 ingénieurs russes qui font partie intégrante de la routine sur le spatioport de Kourou, site de lancement privilégié de l’aérospatiale française et européenne.

Contrairement à bon nombre d’autres sanctions avant tout symboliques, celle-ci aura des conséquences très concrètes, à commencer par la logistique de base. En effet, cela fait des années que l’ESA est à la traîne lorsqu’il s’agit de produire ses propres véhicules. Aujourd’hui, elle se repose très largement sur les fameux Soyouz, les infatigables véhicules russes qui servent encore régulièrement de navettes vers l’espace.Et elle va désormais devoir faire une croix dessus suite aux annonces du Kremlin. Dans l’immédiat, cela signifie qu’il faudra potentiellement faire une croix sur une partie conséquente du calendrier. Rien qu’en 2022, huit missions européennes comptaient directement sur le Soyouz,  dont les trois prévus par Arianespace à Kourou.

Un contretemps déjà handicapant en temps normal, mais d’autant plus problématique dans le contexte actuel. En effet, même si elle fait bonne figure, l’aérospatiale française et européenne reste embourbée dans une transition compliquée entre deux générations de lanceurs, et la sortie de crise s’annonce compliquée.

Non seulement le développement d’Ariane 6 a accumulé un retard phénoménal, mais il est aussi apparu ces dernières années qu’elle ne permettra pas de répondre aux besoins à long terme de l’agence. En effet, il y a une dizaine d’années, l’état-major d’Ariane Space n’a pas souhaité miser sur un lanceur réutilisable, considéré comme trop fantaisiste à l’époque.

Aujourd’hui, à une époque où toute l’aérospatiale s’est rangée derrière SpaceX et ne jure que par ce concept, l’institution s’en mord les doigts. Ce “mauvais choix stratégique”, de l’aveu de Bruno Le Maire, l’Europe va bien tenter d’y remédier avec son futur lanceur Maïa, mais la route reste longue; dans l’immédiat, l’Europe est encore loin d’être autosuffisante en la matière, et le retrait des Soyouz pourrait bien illustrer l’ampleur de cette relative dépendance.

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© ESA

Un jeu de chaises musicales lourd de conséquences

Et il ne s’agit probablement que de la pointe émergée de l’iceberg. En effet, l’aérospatiale est un secteur où la coopération occupe une place prépondérante; si certains liens sont rompus, alors le reste des acteurs vont forcément se livrer à un vaste jeu de chaises musicales pour combler les manques. En Chine, l’espace fait déjà partie des priorités absolues de la politique de Xi Jinping, et on peut déjà affirmer que la situation actuelle constitue clairement une opportunité de placer ses pions de façon agressive.

Mais la situation pourrait aussi bénéficier à d’autres acteurs. On pense par exemple à l’Inde, dont l’industrie spatiale aujourd’hui encore balbutiante pourrait jouer un rôle déterminant à l’avenir. Mais surtout, ce sont les acteurs privés qui pourraient tirer leur épingle du jeu. On peut par exemple imaginer que SpaceX propose ses services afin de combler le vide béant laissé par le retrait des Soyouz.

En l’état actuel, il est encore difficile de parvenir à des conclusions claires; au lieu de tirer des plans sur la comète, il faudra attendre que la situation en Ukraine se stabilise. Une fois la poussière retombée, nous pourrions assister à une transformation rapide de la géopolitique spatiale qu’il conviendra de suivre de très près, puisqu’elle pourrait bien conditionner une grande partie des relations internationales au cours des décennies à venir.

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