Jean-Philippe Rennard, professeur au département Management et Technologie à Grenoble Ecole de Management (GEM) et auteur de “Darknet, Mythes et réalités” (éditions Ellipses) nous aide à décrypter ces réseaux à la réputation sulfureuse.
JDG : Avant toute chose, pouvez-vous nous donner une définition de ce qu’est un Dark Net et en quoi il se distingue du Deep Web et du Dark Web, deux termes avec lesquels on a tendance à le confondre ?
Jean-Philippe Renard : Il existe des dizaines de darknets le plus connu étant Tor. Je définis les darknets comme étant des sous-réseaux d’internet utilisant des protocoles qui intègrent nativement des fonctions d’anonymisation. Lorsque l’on navigue sur Internet, on n’est absolument pas anonyme puisque l’adresse IP est visible. Les darknets utilisent des protocoles classiques d’internet (TCP/IP par exemple) auxquels sont intégrés des fonctions d’anonymisation.
Le deepweb est totalement différent, il s’agit de la partie du web qui n’est pas indexé par les moteurs de recherche. Par exemple, si l’on cherche sur le site de l’INSEE (Institut national de la statistique et des études économiques, NDLR) l’historique de la croissance française sur les cinquante dernières années, on est dans le deepweb, car ces données ne sont pas indexées par les grands moteurs de recherche. Le deepweb est gigantesque en termes de volume, et il n’a rien à voir avec le darknet.
Le dark web est la partie web du darknet. On y retrouve les sites web, dont les sites de vente de stupéfiant par exemple.
Le darknet est souvent assimilé à des pratiques illégales comme la vente de produits illicites ou la pédopornographie. Quelle est leur véritable ampleur ?
Les activités illégales sur les darknets sont réelles et incontestables. Les sites de vente de stupéfiants, d’armes ou encore de faux papier existent et ont bel et bien une certaine ampleur. Les transactions sur ces réseaux peuvent se chiffrer à plusieurs millions de dollars par jour au niveau global. La pédopornographie est également présente mais elle est peu présente en surface car c’est un domaine ultra surveillé. Elle est beaucoup plus difficilement accessible.
D’après les statistiques de Tor –le plus grand darknet existant- sur ces dernières années, seul 5% de son trafic environ va sur ce qu’on appelle le dark web. 95% de la bande passante de Tor est utilisée pour faire d’autres activités, notamment pour aller sur des sites ouverts qui sont censurés. Tor permet à la fois de se rendre sur un « web caché », mais aussi de naviguer de manière anonyme sur le web ouvert. Les darknets sont d’abord et avant tout utilisés pour se prémunir de la surveillance et de la censure dans les pays dictatoriaux mais aussi dans nos beaux pays où la liberté individuelle a tendance à se réduire comme peau de chagrin.
Les darknets représentent-t-ils un espace de liberté de plus en plus nécessaire alors que nous sommes dans un contexte où l’anonymat sur internet est remis en cause ?
J’ai commencé à m’intéresser au sujet du Darknet en 2015, lorsque Bernard Cazeneuve (le Ministre de l’Intérieur de l’époque, NDLR) avait déclaré après les attentats qu’il fallait faire fermer Telegram (service de messagerie crypté, NDLR) et l’ensemble des darknets car il s’agissait d’outils au service des terroristes. La semaine suivante, Le Canard Enchaîné a publié un article montrant qu’une bonne partie du gouvernement utilise la messagerie Telegram. C’est d’ailleurs encore plus vrai aujourd’hui puisque [Emmanuel] Macron est connu pour être un fan de Telegram. Telegram est-il donc un outil pour les terroristes ou un outil au service de la préservation de la confidentialité d’échanges entre les ministres ? Accuser Telegram revient à accuser Orange sous prétexte que les terroristes auraient utilisé des téléphones cellulaires passant par le réseau d’Orange. C’est l’usage de l’outil qui est condamnable, pas l’outil lui-même.
En d’autres termes, le darknet a constitué un bouc émissaire. Rappelons que les plus grands défenseurs du darknet sont les associations de journalistes, comme Reporter Sans Frontières, qui fournit un kit de survie numérique pour protéger les sources et les journalistes en leur indiquant notamment comment accéder au darknet. Les darknets sont l’un des rares espaces de liberté d’expression, en particulier dans les pays dictatoriaux.
Qu’en est-il du darknet en France ?
La France est dans les quatre ou cinq plus gros utilisateurs de Tor. Le site TorMetrics donne des statistiques par pays. La France est d’ailleurs derrière l’Allemagne, qui a une culture plus importante de l’anonymat. La part des utilisateurs du darknet reste cependant relativement modeste en France, car les raisons de s’en servir sont moindres. On peut y aller pour se livrer à des actions illégales, pour se protéger de l’espionnage des GAFA (même s’il existe des moyens plus simples que les darknets pour cela), mais on n’y va pas pour accéder à des journaux interdits, comme cela peut être le cas dans des pays comme la Chine ou la Russie. Ce besoin n’existe pas en France, d’où une utilisation marginale des darknets.
Pour finir, pouvez-nous faire un petit tutoriel pour utiliser un darknet ?
D’abord, il faut comprendre comment fonctionne un darknet, c’est-à-dire sur la base de la masse. Si nous n’étions que deux sur le réseau Tor, par exemple, il serait très facile d’être repérés. Parmi les millions d’utilisateurs quotidiens de Tor, c’est beaucoup plus difficile. En d’autres termes, le nombre d’utilisateurs est constitutif du niveau de sécurité. Par conséquent, on fait en sorte que l’accès aux darknets soit facile. C’est précisément ce que fait Tor, un projet initié à l’origine par l’armée américaine avant de devenir public.
Accéder à Tor est extrêmement simple : vous prenez votre navigateur préféré (qui, j’espère, n’est pas Chrome, qui est une sorte de spyware géant), vous téléchargez le Tor Browser, et vous le démarrez. Vous aurez alors accès à Tor et vous pouvez l’utiliser pour aller sur vos sites favoris de manière anonyme. Il est un peu plus compliqué d’aller sur le darkweb car il faut trouver les bonnes adresses. Le site Hidden Wiki donne une liste de sites webs « cachés » (en .onion/).
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