Journal du Geek : comment s’est déroulé l’enquête ?
Cela s’est fait au fil des rencontres. J’ai assez vite trouvé quelqu’un qui voulait bien que j’assiste à un tournage. C’était une petite production très amateur mais le milieu du porno amateur est petit, tout le monde se connaît. Sur ce premier tournage, j’ai pu rencontrer un acteur qui débutait mais qui s’est mis à tourner de plus en plus. J’ai suivi son parcours de près. Cela m’a permis de rencontrer un autre acteur, plus implanté lui, qui m’a ouvert d’autres portes, etc. Au fil des rencontres, j’ai en quelque sorte remonté la chaîne de pouvoir du porno amateur.
Combien de personnes environ travaillent dans ce domaine en France ?
C’est fluctuant. Il y a un noyau de 7 ou 8 producteurs qui alimentent le gros de la machine, qu’il s’agisse de diffuseurs comme Canal + ou Jacquie et Michel. Ce sont ces producteurs qui font l’essentiel des vidéos porno “amateurs” mais aussi les vidéos dites “pro”. Le terme “amateur” ne renseigne pas, en fait, sur les moyens de production. C’est plus un style, une esthétique. D’un côté on a le porno “amateur”, avec le côté exhib, la femme du voisin, etc. De l’autre, il ya le porno “scénarisé” avec souvent des personnages un peu clichés (le plombier, etc.). En parallèle de ces 7 ou 8 personnes, il y a toujours des gars qui rêvent de se lancer mais qui arrivent rarement à durer longtemps car c’est un milieu très fermé et très concurrentiel.
Et du côté des acteurs et des actrices ?
Côté acteur, en France, il y a une quinzaine d’acteurs récurrents. Cela peut sembler paradoxal mais les producteurs ont du mal à dénicher des acteurs qui ont le profil voulu. Trouver des mecs qui ont les mensurations recherchées, qui font régulièrement leurs tests de dépistage, qui sont disponibles à tout moment pour dépanner sur un tournage, sans que cela pose problème à leur entourage, ce n’est en fait pas si simple. En parallèle, il y a encore un bassin d’une quinzaine d’acteurs qui vont tourner de temps à autre mais moins fréquemment. La situation est très différente du côté des actrices. Chaque année, je pense qu’il y a environ 40 à 50 nouvelles actrices qui se lancent dans le porno. Les diffuseurs achètent en général 2 ou 3 scènes avec la même actrice puis ils arrêtent pendant un moment. Vu qu’il y a environ quatre, cinq diffuseurs intéressés par du porno français, les actrices font en général une vingtaine de scènes sur une période de un à six mois. Chaque scène est payée environ 250 euros. Ensuite, soit les actrices vont vers des productions plus cheap et souvent plus hardcore. Soit elles doivent attendre que leurs vidéos baissent dans le flux avant de pouvoir retenter, un an plus tard, un come back. A moins de faire partie des très rares actrices qui ont la possibilité de basculer vers du scénarisé (et qui ont envie de le faire). Elles sont cependant très peu nombreuses.
Qu’est ce qui t’as le plus surpris au cours de cette enquête ?
Beaucoup de chose. Par exemple, je ne pensais pas que les producteurs avaient ce rythme de travail et tournaient des scènes tous les jours. J’ai également été frappé de voir à quel point les trajectoires des actrices se ressemblent. Beaucoup ont, a un moment donné, croisé de la violence, des situations très difficiles, souvent lorsqu’elles étaient enfant. Il faut cependant aussi mesurer le pouvoir qu’ont ses actrices. Une de celles que j’ai rencontré a été hospitalisée à 15 ans avec un diagnostic de dépression et de bipolarité. Elle est sortie de là sans diplômes et elle était assez seule affectivement. Elle s’est mise à poster des selfies d’elle dans sa salle de bain. Et du jour au lendemain, elle s’est retrouvée au centre du porno français, elle faisait la couv de Hot video, avait deux pages d’interview et 10K followers. Évidemment, il y a du slut shaming. Mais il y aussi plein de fans qui sont complètement fascinés par elle. Et c’est là qu’on voit le pouvoir des actrices. Cela peut surprendre au début. Mais si on ne comprends pas ça, on ne comprends pas pourquoi une partie d’entre elles font du porno.
Les actrices et les acteurs rencontrés au cours de l’enquête s’étaient-ils lancés dans le porno pour des raisons similaires ?
Non les profils et les motivations sont souvent assez différents. Les actrices expliquent souvent que ce n’est pas pour le plaisir qu’elles sont dans ce secteur mais pour l’argent ou pour la reconnaissance. A l’inverse, les acteurs y vont eux souvent pour le plaisir. C’est d’ailleurs pour cela que les salaires sont différents. On dit souvent que le porno, c’est super parce que les actrices gagnent plus que les hommes. Sauf que ce que cela sous-entend, c’est que dans le porno la femme contrevient à sa sexualité. Les scènes de sodomie sont souvent douloureuses pour les actrices. A l’inverse, cet écart de rémunération suggère que pour l’homme le plaisir pris pendant le tournage constitue souvent une compensation suffisante.
Est-ce que ton regard sur le porno a changé depuis l’enquête?
Je n’ai pas beaucoup de recul. Ma copine s’est installé avec moi. J’ai moins envie d’en regarder. Mais oui, il y a certains type de porno que j’essaye désormais de ne plus regarder. Si je tombe dessus au gré de la navigation, il est cependant tout à fait possible que cela m’excite quand même. C’est ça qui est intéressant d’ailleurs : voir à quel point les ressorts du plaisir peuvent être en contradiction totale avec notre éthique. Le porno n’est pas différent de la société. C’est un miroir. Très grossissant certes mais il ne fait qu’exagérer ce qui existe dans la société. Ce qui est intéressant c’est de réfléchir à la raison pour laquelle la plupart des vidéo porno jouent sur le rapport homme dominant / femme dominée. Et comment on construit le désir des hommes et des femmes autour de ça. Mais c’est une question assez difficile à mettre sur la table. Quand on en parle aux gens, ils ont l’impression qu’on attaque leur plaisir alors que le problème n’est pas là. C’est peut-être d’ailleurs un sujet qu’il vaudrait mieux régler collectivement. Il faudrait reconnaître l’existence de ce milieu, casser la chape de plomb. Dire que c’est normal de regarder du porno, même trash. Et, si c’est normal, donnons aux personnes qui travaillent là-dedans un statut de travailleur adapté à ce métier.
Quel est l’encadrement à l’heure actuelle ?
Il n’y en a absolument pas. En fait, c’est le droit du travail qui a cours comme dans n’importe quel autre secteur. Et au niveau des contenus, presque tout est autorisé. En gros, ce qu’on n’a pas le droit de diffuser, ce sont des vidéos où les actes ne sont pas consentis, où la violence n’est pas jouée. Si on voulait légiférer il faudrait un statut à part. Car ce n’est pas un métier comme les autres. Pour commencer, la plupart des actrices ne vont faire que quelques tournages avant d’arrêter définitivement. Ce sont donc des expériences très ponctuelles. Cela ne facilite pas la création d’un syndicat… Il y a aussi la question des trajectoires des actrices. J’ai par exemple rencontré une personne qui fait ça car son mari violent l’y oblige. Clairement, ce n’est pas un statut d’intermittent qui aiderait cette actrice-là. C’est pour cela d’ailleurs que l’Etat n’a pas envie de légiférer dessus : il craint de normaliser des situations qui sont beaucoup plus fréquentes qu’on ne le pense. Je ne veux pas être misérabiliste ou antiporn mais c’est une réalité. Il y a sans doute plusieurs choses qui pourraient être imaginées. Peut-être que cela pourrait passer par des psychologues qui vérifieraient que la personne va bien avant qu’elle ne commence à tourner. Je ne sais pas exactement ce qui serait le plus adapté mais il faut y réfléchir. Tout est à inventer.
Est-ce qu’Internet a changé le secteur ?
Cela a changé la façon de consommer. Il n’y a jamais eu autant de porno que depuis l’arrivée d’internet. Les réseaux sociaux ont également changé les relations des actrices et des acteurs avec le public. Aujourd’hui les actrices peuvent se retrouver starifiées très facilement. Grâce aux réseaux, elles peuvent se valoriser et court-circuiter tout le réseau classique de la presse porno. Plus besoin de faire la une de Hot Vidéo. Elles se constituent elle-même des communautés de fans. Bien sûr, dans le lot il y en a qu’elles doivent bloquer car certains internautes se servent des réseaux sociaux pour les harceler. On le voit aussi dans la vraie vie d’ailleurs. Par exemple à un moment, j’interroge une actrice, Judy, dans un café. On est en pleine interview et plutôt planqués au fond de salle quand un inconnu nous interrompt en lui faisant des réflexions sur un ton mi-drôle mi-menaçant. Et elle m’explique que cela lui arrive tout le temps… Concernant les réseaux sociaux, en tout cas, j’ai l’impression que ces outils peuvent les rendent maîtresses de leur communication. Certaines se servent aussi des réseaux sociaux pour faire un peu d’escort ou de webcam. Plusieurs ont également des wishlist et des fans qui leur offrent de temps en temps des cadeaux.
Est-ce qu’avec ces plateformes, les acteurs et les actrices pourraient à terme court-circuiter totalement les intermédiaires ?
Cela reste très difficile. Une super star comme Anna Polina qui est très intelligente et a un bon bagage culturel va avoir beaucoup plus de facilités à monétiser son image via de la cam. Mais pour les actrices moins connues, c’est beaucoup plus dur. D’ailleurs les plateformes qui proposent aux amateurs de diffuser leurs vidéos sont souvent également utilisées par des professionnels. Et ces derniers auront toujours beaucoup plus de force de frappe que le petit couple qui se filme lui-même. Même si certaines actrices arrivent à monétiser certains contenus et à se faire offrir des cadeaux, il ne faut pas croire que cela représente des sommes faramineuses. Ce sont des bonus. Seules quelques unes d’entre elles arriveront à en vivre.
Judy, Lola, Sofia et moi, 320 pages, 17 euros, Éditions Goutte d’Or.
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