Dans les jeux à forte dimension artistique, qui cherchent à diffuser leur univers dans leur apparence-même, la conception des niveaux répond à différents critères et attentes. Tout d’abord un besoin de lisibilité, afin que le joueur puisse comprendre comment un niveau ou une zone est structurée. Sans lui mâcher le travail, il est nécessaire qu’il s’adapte rapidement et sache où se diriger sans tomber régulièrement sur des cul-de-sac dénués de récompense ou des endroits sans intérêt ludique. Il est ensuite possible d’ajouter à cette dimension un côté « conteur » en adaptant le level-design à ce que le jeu veut transmettre. Par exemple, dans Dark Souls 3, certains environnements, par leur aspect très vide, par le fait de toujours monter, ou descendre, signifient quelque chose : désespoir, montée vers un certain prestige, descente aux enfers, etc. Enfin, et là en lien direct avec le background, les lieux traversés portent les traces visibles d’une histoire. Toujours dans le jeu de From Software, lors de la découverte des dizaines de pèlerins morts au pied du Grand Mur de Lothric, le joueur comprend la fatalité qui pèse sur ce monde et ce que sa quête a de fondatrice. En quelques instants, il est pris dans un univers dont il se sent plus proche grâce à cette compréhension du contexte, sans forcément de texte.
C’est un élément très présent dans le premier Bioshock, que ce soit dans l’architecture ou dans les détails placés dans le décor. Tous les bâtiments de la cité sous-marine de Rapture témoignent de la grandiloquence de la société voulue par Andrew Ryan. Utilisant un style art-déco poussé à son paroxysme, le jeu donne déjà un indice sur la démesure et la folie des grandeurs qui ont inspiré le concepteur des des lieux. De même, il est possible d’apercevoir de nombreuses références aux événements qui ont condamné cette utopie macabre dans des mises en scène parlantes : position de deux personnages attendant leur mort, publicités dépeignant l’atmosphère d’époque, état catastrophique de certains lieux, autant de manières de figurer une chute brutale. Un travail assez similaire est d’ailleurs visible dans Dishonored, où la corruption se love dans les moindres recoins, avec un travail sur une réelle distinction de couleurs et d’ambiance entre les bas-fonds et les bâtiments des instances gouvernantes.
Le jeu vidéo a cette capacité à communiquer par les silences, parce que le joueur décide quand progresser. Il peut donc, à la différence d’un film, prendre le temps d’observer les alentours afin de tirer ses propres conclusions. Et c’est pour cela que les expériences les plus marquantes en terme de ponts entre level-design et narration visuelle sont celles issues en majorité de productions où la parole est relativement rare.
Bioshock ménage ses prises de parole, Dark Souls également. Ils se construisent sur ce choix de raconter une histoire dans le jeu et hors du jeu par le visuel. C’est ce que nous a confié – dans un long entretien – le directeur créatif du prochain Prey, Raphaël Colantonio. Il a tablé sur cette approche dans la conception du lieu principal où se déroule l’aventure, à savoir une station spatiale créée à l’aune des années 60. En effet, cette dernière a pu être construite à l’aide des crédits développés par un président Kennedy encore vivant dans cette dystopie. Colantonio précise donc sa façon d’aborder cette aire de jeu : « On a écrit l’histoire de la station et on lui a donné visuellement toutes les couches de sa « vie ». Les Russes avaient commencé à en créer le noyau et ça a été abandonné pendant quelques années, puis les Américains sont arrivés et ont continué […] Ce sont toutes ces couches d’histoire qu’on intègre ensuite dans le jeu et qu’on n’explique pas avec du texte, mais que le joueur sent et lit en regardant les décors. Par exemple dans la dernière démo, il y a une zone où on sent qu’il y a un peu des années 60, un vieux truc avec des bouts de métaux rouillés et puis par dessus il y a de la technologie moderne. » Le fait de se servir de cette technique pour parler au joueur se fait dans les premières phases de développement et induit une approche totalement différente d’un jeu centré sur le texte. Ce dernier fait passer son message par des dialogues nombreux, des documents à trouver et une certaine obligation d’arrêter régulièrement l’avancée du joueur pour lui donner les clés de compréhension nécessaire.
Chacun dispose donc d’un rythme qui lui est propre, et qui s’adapte à ce que recherche le joueur. Le choix de nombreux jeux récents d’adopter cette narration environnementale accrochée au level-design est sans doute liée en partie à des impératifs de temps. Dans les pratiques actuelles où l’efficacité prime, notamment via l’essor des jeux mobiles et du divertissement pop-corn, la diminution du texte et la mise en avant d’une manière de raconter une histoire plus proche de ce qu’est le jeu vidéo (interaction, liberté de progression), permet de gagner en rapidité. Il n’est de fait pas étonnant qu’un titre comme Prey, développé par un studio – Arkane – habitué à se concentrer sur le gameplay et des ambiances fortes, adopte cette démarche.
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