Journal du Geek : Si Vampyr reste un récit fantastique, on sent aussi dans les bandes-annonces une ambition documentaire à reproduire le Londres historique du début 20e.
Stéphane Beauverger : Oui, cette reproduction passe évidemment par les décors urbains, mais aussi par la galerie de PNJ que Jonathan [le héros du jeu] croise tout au long de l’aventure. En tout, tu auras une soixantaine de personnages, que tu pourras épargner ou non, et dont la mort affectera la vie du quartier où ils se trouvent. Ces personnages servent aussi à montrer un panorama social de Londres telle qu’elle est en 1918. Par exemple, ça m’intéressait d’aborder le statut des femmes de l’époque, un sujet que l’on connaît mal parce qu’il n’est pas souvent abordé. J’ai notamment voulu créer un personnage de patronne de bar, qui est métisse : elle vient d’un père indien, et d’une mère écossaise, elle tient un rade de marins et s’entraîne au tir sur son temps libre. Autant dire qu’elle détonne vraiment face aux mœurs de son époque. En construisant le personnage, j’ai d’ailleurs appris que le mot « lascar » venait de cette période, pour désigner les marins d’origine indienne de la flotte britannique. Comme les blancs ne voulaient surtout pas que les lascars se mélangent à la population ou qu’ils copulent avec eux, on leur interdisait de descendre des bateaux, ou alors ils devaient se rendre dans un seul bâtiment qui leur était réservé. Mon personnage de taulière se veut justement emblématique de cette ségrégation raciale, qui existait encore au 20e siècle, mais qui était considérée comme une norme par tous. C’est l’ambivalence, sociale, morale, sexuelle, tout ce que tu veux, qui m’intéresse dans le portrait de la société londonienne.
Lors de la présentation, il était dit qu’il serait possible de finir le jeu sans tuer une seule personne. Tu crois vraiment que c’est faisable, au premier run ?
Ce qui nous importe par-dessus tout, c’est de montrer qu’il n’y a pas de bonne ou de mauvaise fin. Pour y parvenir, on s’est vite éloigné des questions de moralité, parce qu’elles ne correspondent pas à la vision de notre projet. La question qu’on pose au joueur, ce n’est pas : es-tu une bonne ou mauvaise personne ? Que tu le veuilles ou non, tu vas jouer un monstre, à toi de te dépatouiller avec cet état de fait. En revanche, faire réfléchir les joueurs sur la perte d’humanité du personnage, le passé de médecin humaniste qu’il laisse derrière lui, ça me paraissait beaucoup plus intéressant à mettre en scène. Quand on a décidé de se lancer dans un jeu de vampire, l’enjeu pour nous était de montrer la facilité qu’on peut avoir à tuer quelqu’un. C’est garder son humanité et aller contre sa nouvelle nature qui va te compliquer la vie en tant que responsable de Jonathan. C’est un paradoxe qui me fascine assez.
Justement, comment as-tu fait pour construire tous ces dilemmes moraux ?
Ma première mission était de poser un personnage, Jonathan, de la manière la plus structurée qui soit. Lui inventer une origine, des racines, une jeunesse, des idéaux, etc. A partir de là, tu dégages des automatismes de comportement. Il faut que les joueurs ressentent l’épreuve que traverse le personnage, qu’il se rende compte qu’il a changé de camp, que les problèmes des humains ne le concernent plus vraiment. On a très vite abandonné l’idée de faire de chaque PNJ un test éthique à passer. On ne voulait pas faire un jeu à la Telltale, qui te dit : « Tu as voulu faire ce choix ? Eh ben, regarde ses conséquences ! »
Dans un post-mortem sur Remember Me, tu parlais d’une certaine frustration sur l’écriture du jeu, entre sa préparation et le résultat final. Cette expérience a changé ta façon de travailler ?
La frustration sur Remember Me venait du fait que l’univers était gigantesque, et que cela ne transparaissait pas dans le jeu. Il y a eu 7 scénaristes sur le projet. Ca n’arrive jamais sur une production de jeu vidéo. Forcément, 7 scénaristes, ça entraîne 7 fois plus de contenus. Même entre nous, avec Alain [Damasio, directeur narratif sur Remember Me], on s’est dit : « Jamais on ne fera rentrer tout ça. Il va falloir 10 ans pour développer un truc pareil ! » Ce qui est pas loin d’être le cas, au final. Avec Vampyr, on a essayé de faire l’inverse. Bien évidemment, toute la mythologie qui a été créée ne sera pas visible in fine. Mais, contrairement à Remember Me où il ne restait que 5%, on part désormais sur un ratio de 60-70%. D’ailleurs, tout ce qu’on a dû supprimer dans les cinématiques ou les dialogues survivra quand même à l’état de collectibles à trouver et lire sous forme de documents optionnels, qui pourront t’aider à mieux comprendre le lore du jeu, l’origine des vampires, leurs ancêtres, etc.
L’enjeu était d’adapter notre scope au background narratif de façon raisonnée et raisonnable : dire se limiter à Londres, et Londres seule. On n’a pas cherché à construire un monde autour. C’était le cas de Remember Me : on a pensé un univers à une époque, 2084, avec un scénario qui se déroulerait dans plusieurs endroits du monde. Finalement, on a réduit à Paris et sa périphérie en monde ouvert. Et puis non : en fait, il n’y aura plus qu’une Paris segmentée en 5 quartiers. Forcément, tu as un sentiment de gâchis énorme, même si je ne renie rien du plaisir que j’ai eu aussi à travailler sur le jeu. Avec Vampyr, on a décidé d’emblée qu’il n’y aurait que 4 districts: le quartier des migrants, White Chapel, l’hôpital de Jonathan et les beaux quartiers. On a délimité un panorama social qui nous intéressait, et on s’y est tenu jusqu’au bout. C’est bête à dire, mais je crois qu’on est tout simplement devenu plus professionnel…
Tu as quand même écrit une bible ou un codex pour l’univers ?
Oui, bien sûr, c’est indispensable. Elle doit faire 300 pages en tout, ce qui reste à échelle humaine (sourire). Sa chronologie court sur 10 siècles, et détaille tous les mythes fondateurs des vampires de Londres, pour justifier leur présence dans le jeu. Il fallait que chaque élément croisé dans l’aventure trouve sa racine à l’écrit. Bien souvent, ce sont des détails qui t’échappent ou qui servent juste de toile de fond à la time-line du jeu. Mais à moi ; ils m’ont servi à justifier pas mal de choix de scénario auprès des équipes techniques. Mais aussi à préparer le terrain à d’éventuelles suites, si jamais le jeu marche. C’est ce qui m’a toujours fasciné dans les Elder Scrolls : leur mythologie est en place dès le début, ils ont détaillé l’origine de chaque race. Du coup, ils en révèlent un peu plus à chaque épisode, ce qui est tellement plus pratique pour eux.
En tant que directeur narratif, tu travailles beaucoup avec les autres départements techniques de Dontnod ?
Dontnod fonctionne, pour chaque projet, sur la même méthode : c’est un triumvirat partagé entre game director, directeur artistique et directeur narratif. L’orientation et l’évolution du jeu s’est fait sur cette base tripartite : est-ce que le jeu sera tragique ? gothique ? quel sera le rendu graphique ? quelles seront les mécaniques essentielles ? comment va-t-on raconter cette histoire ? Dans le monde du jeu, il y a un cliché tenace comme quoi toute création d’univers passe d’abord par un processus narratif. Chez nous, elle vient d’abord d’une synergie entre les départements. La seule règle, c’est, qu’en cas de désaccord profond, c’est le game director qui tranche. Il m’est arrivé, à certains moments, de ne pas être en accord avec certains choix artistiques ou de gameplay, et d’avancer mes arguments pour les convaincre. Si la décision tombe en ma faveur, je suis content. Dans le cas contraire, le jeu se fera quand même, et il faut en prendre son parti. C’est la loi de la création collective. Et, pour qu’il n’y ait jamais d’amertume, il faut que le dialogue reste constant entre chaque directeur.
C’est ce qui fait d’ailleurs la spécificité du scénariste du jeu vidéo par rapport aux autres métiers d’écrivain : tu ne peux pas rester dans ta tour d’ivoire d’Auteur. La narration doit s’intercaler avec tous les départements du début jusqu’à la fin, il faut l’accepter. L’accepter, c’est donc être capable de créer des éléments suffisamment modulables pour que tu puisses les adapter à un changement radical de cap dans le développement. Pour le coup, avec Remember Me, on avait atteint un point critique là-dessus : on avait enlevé tellement de chair à l’histoire qu’on commençait à en voir les os. On ne pouvait pas réduire davantage, au risque de rendre l’ensemble imbitable.
Mais toi, quand tu écris, tu as ta propre esthétique en tête ?
Oui, je donne toujours mes références, car c’est indispensable de s’appuyer sur une base visuelle. Après, je suis toujours le premier surpris à voir les premiers visuels des personnages que j’ai imaginés. Ça ne ressemble jamais à ce que j’avais imaginé, et d’un côté, tant mieux. Il y a des détails dont je me contrefous. Par exemple, ça m’est égal de savoir si un personnage soit roux ou porte tel type de vêtement, à moins que cela soit justifié par un besoin scénaristique. En revanche, je suis très maniaque sur la question de l’atmosphère. Pour Vampyr, je voulais des ambiances gothiques, poisseuses, des teintes crépusculaires. Je voulais montrer une ville où les gens ont peur à chaque carrefour, où la mort est omniprésente à cause de l’épidémie de grippe espagnole, etc. Grégory Szucs, le directeur narratif, a tout de suite eu l’idée de représenter la ville avec différentes couches de lumières, jouer avec les silhouettes des personnages pour en faire des ombres chinoises. L’identité visuelle du titre vient d’une passion commune qu’on a pour le cinéma d’horreur expressionniste, comme Nosferatu de Murnau, qui reste un chef d’œuvre absolu. Le Dracula de Coppola m’a aussi beaucoup inspiré, mais moins en termes visuels que narratifs. Il a réussi à écrire un vampire tellement touchant, tellement mélancolique.
Le fait d’écrire pour le jeu vidéo, ça a changé tes méthodes de travail en tant que romancier ?
Pas du tout, j’ai toujours été suffisamment schizophrène pour dissocier les deux ! (rires)
Ca me souvent marrer, d’ailleurs, quand je lis certaines critiques de mes bouquins : « Il travaille dans le jeu vidéo, et cette influence vidéoludique se ressent dans son écriture. » Sauf que non : mes scénarios ont été pensés bien avant que je commence dans le jeu vidéo ! Jamais ça n’a impacté ma façon de romancer les choses. Après, que mon écriture match avec celle du jeu vidéo, ça je peux l’entendre. Je suis gamer depuis l’enfance, j’ai commencé avec un Amstrad 464. Mais le fait d’écrire dans le jeu vidéo s’avère moins une vocation qu’une opportunité qui s’est présentée au bon moment. Moi, ce que je voulais, c’est écrire. En réalité, tu n’écris pas une histoire dans un jeu vidéo, mais des modules qui, connectés ensemble, finissent par raconter quelque chose en y ajoutant de la musique, des cinématiques, des choix que tu laisses ouverts au joueur et l’émotion qui naît de ces choix.Tu poses avant tout un canevas à remplir et non pas une psychologie prédéfinie, qui va se développer grâce à ta maîtrise du verbe. Le verbe n’est pas la clé d’une narration dans un jeu vidéo. Tu peux faire le style le plus ampoulé que tu veux, ce n’est pas lui qui fait exister un personnage. Ce sont les actes du joueur. Quand je donne des cours d’écriture en école de jeu vidéo, je mets bien garde mes étudiants contre la tentation de faire du beau mot dans un scénario. Tu dois d’abord rester factuel. Pourquoi ? Parce que ce que tu écris reste un document technique, destiné à des gens que tu ne rencontreras pas forcément de visu, qui ne parlent pas forcément ta langue, mais qui doivent comprendre, sans l’ombre d’un doute, l’intention de ta scène. Il faut laisser tout ego ou toute intention d’auteur derrière toi. Ce qui compte c’est de faire passer une information au joueur. Ca reste de l’artisanat : un artisan, c’est celui qui sait échafauder un projet, et lui attribuer la fonction ou l’esthétique qui sera la plus à même de plaire à son commanditaire ou son client.
Pour toi, qu’est-ce qui rend le jeu vidéo unique pour raconter des histoires ?
De manière très pragmatique, je pense que ça vient d’abord de la façon dont sont faits les jeux. Je te défie de me trouver une prod où tu n’entendras pas la phrase « De toute façon, il n’y a que 15% des joueurs qui finissent leur jeu » en cours de développement. Genre : on a plus de temps, plus d’argent, va falloir sacrifier la fin, de toute façon, ils ont acheté le jeu, on s’en fout. C’est ce qui explique souvent le cas de AAA qui sont fantastiques sur le début, et se plantent lamentablement sur la fin. A Dontnod, c’est une question que j’ai posée d’entrée de jeu : « Est-ce que l’ambition de proposer 4 fins différentes dans Vampyr pourrait être remise en cause en cas de pépin ? ». On m’a répondu : « Non, elle fait partie de la promesse initiale, on y touche pas ». Si jamais on arrive au bout de notre budget ou de notre délai de production, on sacrifiera certaines choses mais pas la fin. Dans un jeux narratif, la fin est prépondérante, puisqu’elle met le joueur face à tous ses choix. S’il réalise que finalement, tout ça était vain, le jeu s’effondre de lui-même.
On remarque certains points communs entre tes romans et les jeux que tu écris, comme le fait de confronter le personnage/le joueur à des situations métaphysiques ou malaisantes.
Le jeu vidéo reste un des mediums les plus intéressants pour ça. En tant que scénariste, je ne suis pas là pour fournir des réponses, mais des questions au joueur, et de le rendre acteur de ses choix. L’idéal, c’est de trouver comment imbriquer cette implication personnelle avec une bonne mécanique de gameplay, que l’une soutienne l’autre. Le plus dur, quand tu fais ça, c’est de ne pas confondre compromis et contresens pour y arriver. Nous sommes dans une industrie qui fait, tous les jours, des compromis. Voilà pourquoi je préfère parler d’artisanat. A la rigueur, tu peux parler de jeu d’artiste quand tu parles de Peter Molyneux ou de David Cage. Dans ce cas, tu as une personnalité qui pèse sur toutes les décisions, quel que soit le département technique. Chez Dontnod, chacun a compris qu’il participe à une vision collective, et pas seulement la sienne.
Il n’empêche que le jeu reflète une partie de toi quand même, non ?
Oui, parce que je ne fais pas ce métier que pour répondre à une commande. Ca m’est arrivé mais pas dans le cas de Vampyr. Pour te donner un exemple : on a récemment modifié tout un pan du scénario, pour rajouter un nouveau personnage, librement inspiré d’un certain président américain récemment élu. Comme lui, il veut construire une enceinte autour de Londres, et empêcher tous les étrangers d’entrer dans la City. Inutile de te préciser que le personnage n’a pas forcément le beau rôle dans l’histoire. Libre à toi de le buter ou pas (rires). C’est évident que tous les jeux sont faits de visions personnelles, qui infusent sur le contenu. Mais tes opinions ne peuvent pas aller à l’encontre d’une certaine réalité historique non plus. C’est pour ça que je tenais à ce qu’il y ait des personnages racistes dans le jeu. Même si ça va à l’encontre de mes idéaux, même s’ils débitent des phrases qui, prises hors contexte, peuvent choquer, c’est une réalité qu’il ne faut pas censurer. Il fallait donner une vision transversale de Londres à cette époque, avec son racisme, son sexisme mais aussi son bouillonnement intellectuel, avec l’arrivée du communisme, le combat des syndicats, etc.
Le plus grand risque, dans cette industrie, c’est son réflexe d’aller vers la neutralisation, pour plaire au plus grand nombre. Dès que tu veux faire un personnage très typé, ça devient compliqué. Il m’est arrivé, en proposant un personnage bedonnant, un peu chauve, de découvrir qu’il avait finalement des cheveux et une stature athlétique. Parce que c’est plus rassurant, y compris pour ceux qui dessinent et animent les personnages, d’user des archétypes que tout le monde connaît. C’est contre ce confort que j’essaie de me battre. Ca fait des années que je veux travailler sur un héros doté d’un handicap physique. Et pour l’instant, je n’y arrive pas. Mais je ne vais pas lâcher le morceau pour autant.
Propos recueillis par Firoste début février
Vampyr sortira sur PC, PS4 et Xbox One courant 2017
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