Si vous demandez à un lecteur le nom d’un mangaka célèbre, il y a de grandes chances pour qu’il vous réponde Osamu Tezuka (ne faites pas le test avec votre petit cousin, il risque de vous répondre Naruto). Il faut dire qu’avec quarante ans de carrière et plus de sept cents oeuvres originales, l’artiste a eu une influence considérable sur le médium qu’il a modernisé, au point qu’on en ressent toujours les effets dans les publications actuelles.
C’est aujourd’hui un bien étrange projet qui cherche à se financer sur la plateforme Kickstarter : Astro Boy Edge Of Time est un JCC (jeu de cartes à collectionner) reprenant les personnages créés par le maître. Astro Boy, Black Jack, Sharaku, Magma, Léo… tous sont là pour en découdre.
Une première question apparaît alors : si certains d’entre eux apparaissaient dans différents manga, à la manière d’acteurs incarnant différents rôles, comment est-il possible de les lier de manière cohérente ? Le studio Project Atom répond à la question de manière peu convaincante. Jugez plutôt :
Réfugiés au sein de The Sprawl, une cité située en dehors du temps et de l’espace, suite à l’extermination de la création par de sombres forces d’origine inconnue, les humains et les robots s’entraidaient pour tenter de survivre. Les citoyens des différents univers s’étaient répartis en huit quartiers et continuaient tant bien que mal leur existence, jusqu’à ce que le Roi-démon Goa cherche à envahir la cité.
Astro, Magma et les autres héros se rassemblèrent alors pour tenter de sauver ce qu’il restait de la création, épaulés par une nouvelle sorte de héros : les invocateurs. Ceux-ci étaient capables d’utiliser des “cartes” pour matérialiser des reproductions de personnages qu’ils avaient rencontrés, créant ainsi des armées en un simple tour de main. Bien qu’ils soient parvenus à repousser l’invasion, les héros subirent de nombreux dégâts. Magma dort désormais au centre de la ville, le siège du nouveau gouvernement étant bâti autour de son corps, et Astro a purement et simplement disparu. Deux ans après l’invasion, une nouvelle âme s’éveille dans la cité…
Le rapport avec l’oeuvre de Tezuka ? Je le cherche encore tant cette mise en situation est générique au possible. Le thème est complètement plaqué sur les besoins du jeu, à savoir permettre au joueur d’invoquer tout un tas de créatures, et n’a aucun lien avec la mécanique. Sans compter qu’il n’est pas du tout pertinent de proposer un jeu d’affrontement utilisant une oeuvre dont l’un des thèmes centraux est la dénonciation de la guerre !
Un financement problématique
La question du public visé est fondamentale, le projet demandant tout de même 50 000 dollars pour être financé. Le public des JCC a déjà largement de quoi faire avec ce qui lui est actuellement proposé de manière gratuite, et il y a peu de chances qu’il se passionne pour un projet payant à moins que la mécanique n’en soit excellente (nous y reviendrons). Les amateurs de science-fiction ne risquent pas d’être séduit par un univers aussi générique, ce qui nous laisse les principaux intéressés : tous ceux qui ont aimé et aiment encore les ouvrages d’Osamu Tezuka.
C’est là le plus gros problème du projet, puisqu’on n’y retrouve ni l’âme du mangaka ni sa patte graphique. Les illustrations des différents personnages sont en effet réalisées à partir de version ayant subies un gros redesign afin de coller à la fois au thème futuriste et au style de la plupart des JCC actuels, et l’humour de l’artiste a totalement disparu. Si le résultat est tout à fait correct en soi, les différents artistes au travail sur le projet étant connus pour leur talent (Seiichiro Hosokawa, Suda51, Hiroaki), il ne colle pas du tout à l’oeuvre originale, ce qui ne risque pas d’attirer les fans…
Un gameplay pourtant prometteur
Il faut bien avouer que ces erreurs sont regrettables puisqu’une fois en jeu (une démo est proposée sur la page du projet), l’ensemble se montre agréable à jouer.
Le système de jeu, qui propose quatre factions assez classiques correspondant en gros aux couleurs de Magic, noir excepté, repose sur la présence de deux lignes dans votre zone de jeu : l’une est dédiée aux créatures qui pourront attaquer celles de l’adversaire ou ce dernier directement, les Exécuteurs, tandis que l’autre vous permet de poser des Gardiens qui devront être détruit avant que vous ne puissiez être attaqué. Le choix de la pose permet de jongler avec le système de jeu de manière plaisante selon qu’on souhaite mettre l’accent sur l’attaque ou la défense à un moment donné.
Autre petite spécificité, il est possible d’échanger à tout moment une carte de sa main contre une carte spécifique à sa faction, toujours identique (+3 points de vie par ex.). Associées au gameplay désormais classique de JCC numérique (points de vie des créatures permanents, ressource incrémentée à chaque tour, quasi-absence d’interaction pendant le tour de l’adversaire), ces idées donnent un jeu rapide et nerveux où les retournements de situation sont nombreux. Il n’est ainsi pas rare de voir l’ensemble des créatures échanger leur ligne, d’infliger de gros dégâts à une ligne ou de faire d’une créature une machine de guerre en un tour de main.
L’interface, si elle ne profite pas de l’ensemble de l’écran, se montre claire et lisible, le design futuriste étant appuyée par une musique qui s’y accorde très bien. Les illustrations, très réussies, sont pour leur part bien mises en valeur par le design des cartes. Le manque de cohérence thématique saute cependant aux yeux puisqu’il est tout à fait possible de lancer une grenade et d’invoquer un garde issu du Japon médiéval avant de déclencher un rayon laser pour éliminer l’homme-sauterelle qui vous empêche d’attaquer votre adversaire !
Cela aurait pu passer si les illustrations d’origine avaient été conservées, mais en l’état on ne se sent pas le moins du monde immergé dans l’univers de Tezuka. Ce mélange curieux entre différentes époques empêche ainsi de se plonger à fond dans le jeu et risque de lui être fatal, l’adhésion au parti-pris d’un projet Kickstarter étant l’un des fondements de la réussite de son financement.
Du besoin de différenciation
Ne nous y trompons pas, le plus gros écueil d’Astroboy Edge of Time, c’est avant tout sa licence exploitée avec les pieds. Face au nombre grandissant de JCC numérique, il est tout à fait normal que les nouveaux projets cherchent à marquer leur originalité au-delà du gameplay et à faire envie aux joueurs par leur enrobage, mais l’entreprise est ici très bancale.
Utiliser un univers aussi connu et classique que celui de Tezuka peut se montrer à double tranchant, et on se trouve ici du mauvais côté de la barrière. Imaginez un jeu Dragon Ball sans le design de Toriyama… Le plus étonnant demeure qu’il ne s’agit visiblement pas d’un manque d’accès ou d’autorisation d’utilisation des oeuvres originales, Makoto Tezuka lui-même étant producteur exécutif, mais d’un choix assumé qui risque bien de coûter au projet son existence. Avec moins de 4000 dollars récoltés pour le moment, l’effet d’emballement ne risque pas de se produire et je ne vois pas comment les créateurs pourraient relancer leur campagne en l’état. Il faudra attendre la fin du week-end pour voir si les choses évoluent, mais je pense que le projet est voué à l’échec sous sa forme actuelle.
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