La grand’messe est dite : loué fut Dragon Age : Inquisition, consacré jeu de l’année 2014 à l’occasion des Game Awards le 5 décembre dernier. C’était écrit. Un trophée de plus sur les étagères de l’entrée de Bioware, qui depuis une quinzaine d’années n’aura eu de cesse de les accumuler. Volés ? Certes non, de manière générale. Même si voir une fois de plus l’incomprise Bayonetta rentrer chez elle à poil tient très certainement du scandale. Trop marginale, la sorcière mal aimée : savoir entrer dans les clous, c’est important dans le métier. Avant de se faire reconnaître, il faut se mettre à portée, et tel est incontestablement l’un des grands talents de Bioware.
Level 20
Bien sûr, dans le RPG plus encore qu’ailleurs, l’expérience joue. Bioware, c’est bientôt vingt ans d’existence consacrés presque exclusivement au genre, à un jeu de méchas et un MDK près. Quand, en prime, le premier jet n’est autre que Baldur’s Gate, encore brandi aujourd’hui par les fidèles comme l’ancien testament de l’âge d’or du jeu de rôles sur ordinateur, ça aide à partir sur de bonnes bases. Dès lors, l’objectif affiché à chaque nouveau projet et/ou passage de la presse demeurait le même : « Que chaque nouveau titre soit encore meilleur que son prédécesseur », dixit les deux compères fondateurs (lesquels quitteront tous deux le studio, et le monde du jeu vidéo, fin 2012) Ray Muzyka et Greg Zeschuk.
D’aucuns relèveront que la mission était vraisemblablement impossible depuis l’an 2000 et son Baldur’s Gate II, mais c’est dans les vœux pieux de ce genre qu’on fait les meilleures soupes… Et c’est justement ce que le studio canadien nous aura servi tout au long de la dernière décennie. La recette est maîtrisée et le service suffisamment expert pour que tout bon Bioware de série puisse se consommer sans faim, quitte à cher payer pour quelques suppléments. Des références familières, sinon populaires, du contenu à foison, le twist qui va bien et des thèmes qui parlent au chaland : c’est ficelé, efficace, voire régulièrement très malin. Surtout, c’est précisément ce qu’on attendait d’eux.
En gros, surprenez-moi, tant qu’il y a bien ceci, ceci et cela. Et puis cela, aussi. Et puis des romances bisexuelles, et des modèles 3D représentant toutes les ethnies, bon sang ! Et vous éviterez les clichés, s’il vous plaît. Et une autre fin, car celle-là elle craint. Aussi légitime qu’elle puisse être, la liste est sans fin. Le miracle Bioware, c’est justement d’accomplir l’exploit de compiler tout ça en quelque chose de cohérent, voire efficace. Faire des jeux de rôle qui ravissent le plus grand nombre, y compris ceux et celles qui, en vérité, ne cherchent pas tant à jouer le jeu, et donc un rôle, qu’à évoluer dans un monde où leur véritable personnalité ne fait pas moins d’eux des héros. A-t-on affaire, pour autant, aux meilleurs faiseurs que le genre ait comptés ? Il y aurait matière à en discuter. Reste que vingt ans après, la bonne étoile du studio n’a cessé de briller au firmament, quand le frangin Black Isle (Fallout, Planescape, Icewind Dale…) et ses descendants, en déployant leurs plus belles plumes, se sont à maintes reprises cassé les dents. Un simple effet des projecteurs ? Meuh non. Pas seulement. La chance, peut-être. Et le nez, certainement.
Choix et compromis
Quitter le navire Interplay avant qu’il ne sombre dans les abysses au début des années 2000 fut la première décision salvatrice du studio. Pendant que Black Isle et Troika se mouraient, qu’Obsidian et inXile se formaient avec les moyens du bord, Bioware prenait son envol, avec les bonnes compagnies. Un Star Wars : Knights of the Old Republic, en 2003, qui lui permettait de conquérir un public immensément plus large tout en faisant un nom sur console, et accessoirement un allié de poids (Microsoft, qui éditera Jade Empire et Mass Effect), et les dés étaient jetés pour de bon. Adieu, Royaumes oubliés et règles de jeu AD&D, ça devenait trop compliqué : on passe au fait maison et, le marketing aidant, c’est toujours un succès pour autant.
D’un titre à l’autre, la réputation du studio n’a ainsi, globalement, cessé de prendre du galon. Or, sans aller jusqu’à dire que le public est influençable ou même conditionné, il reste réceptif à l’image de marque et accepte plus volontiers de se remettre en question. Quand Bioware écrit de travers, on se penche pour essayer de comprendre avant de monter au créneau. À raison, évidemment. Mais cette clémence, cette réserve de jugement, les studios plus modestes n’y ont pas nécessairement droit. Il faut avoir fait ses preuves et taper large au moins une fois avant d’oser un peu et prétendre malgré tout à la reconnaissance. Insérez des textes de romance à la Sera ou Iron Bull (Dragon Age : Inquisition) dans un jeu de Piranha Bytes (Risen), et le studio allemand se fera taper sur les doigts par la presse pour sa vulgarité crasse et son immaturité présumées… tout comme le premier The Witcher en son temps (pour moins que ça).
Bioware, a contrario, a des alliés de tous les côtés. S’ils affirment avoir désormais jeté leur dévolu sur Obsidian, Larian ou autre CD Projekt, les nostalgiques de la bande à Baldur finissent toujours par rappliquer, ne serait-ce que pour jeter un œil au nom du devoir de mémoire. La presse est acquise au point de se montrer baba devant le b.a.-ba ; les fans de Star Wars se remémorent KOTOR comme l’une des meilleures choses qui soient jamais arrivées à la saga depuis les romans de Timothy Zahn ; les amoureux du jeu de rôles sur papier se disent que les créateurs de Neverwinter Nights ne peuvent décemment les avoir oubliés… et les nouveaux venus, attirés par les sirènes de Mass Effect et autres Dragon Age, eh bien, il ne manquerait plus qu’ils se plaignent, ceux-là. Bon… Bien sûr qu’ils le font. Ils ont payé. Car le retour du bâton de cette réputation, c’est que les attentes ne cessent de croître en proportion.
On veut que le jeu vidéo soit plus adulte, plus consensuel et s’élève en œuvre d’art, et comme on ne peut rien demander à Rockstar sans se faire envoyer balader, c’est à l’autre bête noire de Fox News qu’il revient de jouer les premiers de la classe. Avec EA derrière depuis déjà sept ans et fort de près d’un millier d’employés, Bioware est désormais une grosse machine. Peut-être la seule à pouvoir soigner la finition de jeux de rôles AAA tout en répondant aux doléances des joueurs et non joueurs de tous horizons. Embaucher davantage d’auteurs, d’artistes, d’animateurs, augmenter le budget de localisation, multiplier les séances de motion-capture pour produire davantage de dialogues cinématiques, ce n’est pas à la portée de tous. Le risque a payé pour Inquisition : tant mieux. S’il y a fort à parier pour que les prochaines productions d’Obsidian, inXile, Larian et bien sûr CD-Projekt (The Witcher 3), enfin réputées, lui tiennent la dragée haute en matière d’écriture ou de créativité, le Bioware nouveau reste aujourd’hui un ambassadeur présentable qui aura eu le mérite de faire avancer les mentalités.
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