Rafik Djoumi – BiTS – Arte : French Touch, Netflix, lanceurs d’alerte, Dune, SF, cinéma, etc.

Que pensez-vous de l’arrivée prochaine de Netflix, les chaines historiques (TF1, Canal+) tempêtent déjà à l’arrivée de la concurrence ?

J’en parlais justement avec Alexandre Hallier, l’un des producteurs de la Générale. Déjà, il faut se dire que l’invasion américaine en France n’a jamais forcément eu les résultats cataclysmiques attendus.

Au milieu des années 90, la France a ouvert ses portes aux majors hollywoodiennes, puisqu’avant ces majors, les films hollywoodiens étaient distribués en France par des distributeurs français. Par exemple, Gaumont distribuait les films Disney, une boite s’appelant CIC (Cinéma International Corporation) distribuait les films de la Fox/Universal. Et tout d’un coup, sous le gouvernement Chirac, on a dit aux Américains qu’ils pouvaient s’installer et distribuer eux-mêmes leurs films en France. Évidemment les réactions ont été : ohlala, on laisse s’installer les majors en France, on est mort. En gros. Ce n’est pas du tout ce qui s’est passé.

Effectivement ces majors se sont installées, elles ont commencé à distribuer leurs films très différemment de la façon avec laquelle les Français avaient l’habitude de procéder. Cette époque voit arriver les campagnes d’affichage systématique, l’espèce de battage médiatique auquel on n’avait pas droit avant. Mais en même temps, ces majors ont réalisé qu’une grosse partie des bénéfices de leurs films en salle allait dans les caisses de l’État pour financer le cinéma français. Et la seule façon de le récupérer c’était de produire des films. Donc, qu’est-ce qu’ils ont fait ? Ils se sont mis à produire des films français, pas par amour de la France, mais pour récupérer leur mise. Est-ce que le cinéma français n’en a pas bénéficié quelque part ? Parce que de toutes ces comédies, les Bronzés par exemple, ce sont des productions Warner, Paramount. Comme le film Pas très normale activité avec le logo Paramount en ouverture de générique. Et ça, ce n’est pas forcément quelque chose que le cinéma français attendait de l’arrivée des majors : finalement la première conséquence de l’installation des Américains en France, c’est qu’ils vont se mettre à produire des films français.

Donc pour Netflix c’est pareil, avant de se mettre à hurler il faut voir comment ils vont s’installer. Quand ils commenceront à comprendre que leur intérêt est peut-être plus de miser plus ici ou là, peut-être qu’ils vont se mettre à financer des séries françaises, on en sait rien. ça c’est le premier point. Ensuite, si le fait que Netflix arrive permet de bousculer la chronologie des médias, ca va faire un bien fou. Il y a un nombre incalculable de films dont on sait très bien aujourd’hui qu’ils n’ont aucune chance en salle mais qui ont des chances réelles en vidéo, VOD, etc. Si la chrono des médias est bouleversée, tous ces films, qui jusque là ne se font pas à cause de cette chronologie, vont pouvoir tout à coup se faire. Si Netflix bouscule tout ça, pourquoi pas.

La CNIL semble redécouvrir son rôle, notamment dans sa fronde engagée contre Google. N’est-ce pas vain quand on sait que le gouvernement n’a pas véritablement les coudées franches ?

Là c’est l’inverse. La même chose que je disais pour Netflix. Si la France a l’occasion de faire chier à son petit niveau, ça ne peut pas être une mauvaise chose. Puis, peut-être montrer à d’autres pays qu’il est possible de ne pas subir passivement ce que ces entreprises appliquent. Peut-être remettre au gout du jour la neutralité du net, etc. Donc là-dessus si on peut être les emmerdeurs, pourquoi pas. Après, est-ce qu’on a les moyens de l’être, c’est une autre question.

Les geeks, ou peut-être sont-ils plus à ranger dans la catégorie des nerds, semblent être les nouveaux lanceurs d’alerte, ils savent où chercher, et comment débusquer une information qu’on leur cache (Snowden/NSA, Manning/US Army/Wikileaks, Assange/Wikileaks), est-ce la résultante d’une plus grande nécessité de transparence ou de se réapproprier un outil qu’ils ont contribué à faire vivre et qui est devenu une arme d’État ?

Il faudrait voir comment les choses se sont passées pour les compagnons au Moyen Age. Encore une fois, pour moi, la culture geek est vraiment la résurgence de choses très anciennes. Ceux qu’on appelait les maçons affranchis au Moyen Age, qui avaient le droit de citée d’un pays à l’autre parce qu’ils avaient ces connaissances qui leurs étaient propres, qui permettaient de construire ces merveilleuses cathédrales et permettaient aux différents gouvernements de frimer. De leurs expériences mêmes, ils étaient déjà dans un transnationalisme qui les faisait regarder les décisions politiques d’un autre œil que s’ils faisaient partis de ce même pays. Donc je ne vais pas dire qu’ils sont à l’origine, même lointaine, des révolutions à venir – révolution dans le sens de l’idée que d’autres types de gouvernements sont possibles – mais on les a accusés de l’être, puisque bien évidemment, les maçons affranchis trois siècles plus tard ont donné les francs-maçons. Et les francs-maçons ont longtemps été, encore aujourd’hui, soupçonnés par l’Église d’être les vrais instigateurs des révolutions françaises et américaines.

Non, je pense que les geeks ont certainement une perspective, c’est à dire leur asociabilité, leur caractère compulsif font qu’ils ont – je pense – un regard sur le monde sensiblement décalé et du coup peut-être qu’ils sont en mesure de comprendre un problème, pas forcément de la meilleure façon, mais en tout cas d’une façon suffisamment décalée pour qu’en la confrontant au reste de la société on s’aperçoive qu’il y a effectivement une anomalie. Ensuite, il y a leur esprit communautaire qui entre en jeu bien sûr. Selon moi, aucun geek n’a la prétention d’exister par lui-même, il a besoin des autres parce qu’il a besoin d’informations, il se nourrit d’informations et l’information c’est les autres qui peuvent la lui donner, d’où la nécessité de rester en contact les uns avec les autres via internet et tout ça. Du coup, il a un intérêt certain à faire en sorte que la parole puisse circuler librement, et confronter sa perspective avec ceux des autres… Je ne sais même pas dans quoi je m’engage en disant ça.

Tout ce qui a pu être initié sur 4chan par exemple, en terme de résistance politique, participe je pense de ce genre de chose. La nécessité vraiment absolue à communiquer, l’idée de ne pas forcément se mettre en avant dans le sens de ne pas se considérer comme étant le centre du monde. La création même des Anonymous vient de là. Les Anonymous, à l’origine bien sur, c’est une création d’Alan Moore puisqu’il avait la BD V pour Vendetta dans laquelle on avait ce fameux masque de Guy Fawkes, mais dans l’idée de « nous sommes une force anonyme », il y a cette idée de communauté et je pense qu’on retrouve l’esprit des maçons affranchis parce que ces maçons ne se montraient pas, étaient un peu secrets, ils se reconnaissaient les uns des autres selon des poignées de mains secrètes et autres. Leur but n’était pas de renverser les rois, leur but était d’ouvrir l’Europe à une nouvelle forme de spiritualité et la construction des cathédrales a permis l’éclosion de cette spiritualité là, qui a permis à l’Europe de sortir du Moyen Age.

Il faudrait déjà réussir à synthétiser le projet global des geeks aujourd’hui, ce qui n’est pas évident, mais je pense qu’il y a une spiritualité derrière ça.
Pour moi, il faudrait vraiment se réintéresser à ce qui s’est passé avec les compagnons au Moyen Age et les maçon affranchis d’un point de vue spirituel et politique. Peut-être que dans leur histoire à eux on trouvera ce qui se produit aujourd’hui, que ce soit autour de Wikileaks et même peut-être plus 4chan dans son ensemble qui pour moi est un lieu très intéressant dans son refus de se soumettre à quelque règles que ce soit. Le fait qu’on puisse y croiser le pire et le meilleur de ce qu’Internet peut produire. Je suis fasciné par ces sites là : avec 4Chan on est vraiment dans la ruelle au milieu des dealers de drogues et en même temps c’est vraiment dans cet endroit là qu’on trouve les choses les plus extraordinaires, les plus incroyables.

Lorsque j’étais jeune tout le monde avait lu ce livre de SF, aujourd’hui j’ai l’impression que plus personne ne le connait. C’est un livre d’Aldous Huxley, Le meilleur des mondes. C’est fou, quand j’étais à l’école, tous les élèves avait lu ce bouquin, c’était inévitable. C‘est un livre écrit dans les années 30 mais qui à notre époque apparaissait comme un livre de SF. À la différence de 1984 (de George Orwell, ndlr), qui mettait vraiment en scène une société totalitaire, Le meilleur des mondes, comme son nom l’indique, met en scène une société de bonheur absolu, l’utopie arrivée à terme, en réalité c’est un véritable cauchemar. Je regardais ce matin la page wikipédia où ils résumaient les enjeux du roman, je la lisais pour voir s’il restait un truc du meilleur des mondes qui soit de la SF et en déroulant la liste j’ai réalisé que non, tout s’est accompli, c’est horrible.

Et il y avait notamment tout ce qui touchait à la sexualité et à la suspicion vis à vis des couples qui durent trop longtemps : dans le livre les gens sont censés avoir 6 ou 7 partenaires par semaine car tout ce qui pourrait porter atteinte à la fécondité, dans cette société où l’on se reproduit de façon laborantine, est mal vu. Le livre décrit des individus totalement nombrilistes, individualistes, complétement repliés sur eux-mêmes, incapables de s’attacher les uns aux autres et la société fonctionne justement sur ce schéma là, une société de consommation absolue. Ce qui est intéressant dans le meilleur des mondes, pour un roman écrit dans les années 30, cette prédiction qu’un jour on encouragerait les gens à la promiscuité sexuelle et l’interdiction de l’intimité. On vit dans une société où l’intimité n’existe presque plus puisqu’on la vend aux réseaux sociaux, il faut se montrer, montrer à tout le monde qu’on ne cache rien de soi. En même temps avoir, de préférence, une multitude de partenaires pour ne pas être catalogué comme quelqu’un de fixé on va dire. Une société de consommation absolue et où la solitude est suspicieuse, comme dans le bouquin où les personnes qui ont passé une semaine sans voir les autres sont tout de suite plus ou moins suspects. Donc, lire ça aujourd’hui en disant aux gens il y a 20 ans c’était de la SF, peut-être que ça peut leur donner une perspective différente.