Citizenfour est le dernier opus d’une trilogie sur l’Amérique post 11 septembre réalisée par Laura Poitras et débutée en 2006 avec le film My country, My country sur l’occupation américaine en Irak et suivi de The Oath sur le camp de Guantanamo. C’est au moment où elle travaillait sur la surveillance exercée par les différentes agences de renseignement pour le dernier chapitre de sa trilogie qu’elle fut contactée par un mystérieux Citizenfour.
Citizenfour Vs Edward Snowden
On ne va pas y aller par quatre chemins, avec ou sans l’oscar du meilleur film documentaire, Citizenfour est un film d’intérêt public. Par ce qu’il révèle, démontre et pose comme question.
Bien sur, vous avez tous entendu parler d’Edward Snowden, d’où il est parti, ce qu’il a permis de dévoiler et où il se trouve désormais. Cependant, ce n’est pas un film sur Edward Snowden, sa vie, son œuvre, c’est un film sur nous, citoyens, la société dans laquelle on souhaite vivre et celle que, sans réaction de notre part, l’on s’apprête à léguer.
Grâce à un montage très intelligent (et effectué par la française Mathilde Bonnefoy), le documentaire fait très bien la distinction entre Citizenfour, ce lanceur d’alerte qui met sa vie entre parenthèses pour alerter l’opinion, les citoyens américains et étrangers, épris de vérité et d’une volonté de garder intact sa liberté intellectuelle et Edward Snowden, l’homme, timide, secret, qui préfère s’effacer derrière ce qu’il livre, car là n’est pas le sujet de son message.
Le film retranscrit très bien le dilemme autour de la révélation de son identité : trop tôt et les médias risquent d’éluder le fond du propos pour s’attacher à sa personne, trop tard, et les autorités concernées risquent de l’utiliser à leur profit. Les États-Unis ayant la fâcheuse habitude de tenter de montrer les lanceurs d’alerte comme des personnes asociales ou mentalement atteintes.
Le film débute par ces mots qui résonnent et prennent vie par la voix de Laura Poitras dans la première partie de la bande-annonce de Citizenfour, pseudo dont s’est servi Edward Snowden pour contacter la réalisatrice Laura Poitras :
Une course pursuite digne des meilleurs romans d’espionnage
Si on peut parfois se perdre dans les différents retours en arrière orchestrés via des retranscriptions d’échanges de courriels entre la réalisatrice et sa source, le film entame ensuite une véritable course poursuite. De l’arrivée du journalistes Gleen Greenwald et de la réalisatrice Laura Poitras, suivi peu de temps après par le journaliste britannique spécialisé dans le renseignement, Ewen MacAskill, à Hong Kong où Snowden a trouvé refuge dans une chambre d’hôtel, à la rédaction des premiers articles qui doivent paraître le plus vite possible afin d’éviter toute interception ou arrestation, en passant par son exfiltration vers l’Amérique du Sud chapeautée par Wikileaks, mais stoppée à l’aéroport de Cheremetievo à Moscou par les autorités américaines qui ont annulé son passeport, une fois son identité révélée.
Cette dernière anecdote est l’occasion de revenir sur de nombreuses suspicions concernant la fuite de Snowden en Russie, faisant de lui un agent à la solde de Poutine. Non, il n’a pas fui pour la Russie. Les autorités américaines ayant annulé son passeport, il s’est retrouvé bloqué en transit à l’aéroport moscovite alors que Wikileaks tentait de lui faire prendre un jet pour l’Amérique du Sud. Ce n’est que plus d’un mois plus tard, à la faveur de tractations que la Russie lui accordera l’asile politique pour un an. Laura Poitras précisera à la fin du film que sa demande d’asile politique pour l’Amérique du Sud est actuellement stoppée.
Si vous vous demandez pourquoi Edward Snowden a souhaité, au péril de sa propre liberté, accomplir ces actes qui lui valent aujourd’hui d’être réfugié en Russie, si ses proches savaient pour qui il travaillait ou avaient connaissance de ses intentions, ou encore comment il est entré en contact avec Laura Poitras et Gleen Greenwald du Guardian (aujourd’hui sur le site The Intercept), s’il n’a jamais eu peur, comment il se protège d’éventuelles écoutes ou surveillance des agences de renseignement, s’il est la personne que les autorités américaines ont dépeinte, comment elles ont réagi et fait pression sur ses proches, mais aussi sur Laura Poitras, Gleen Greenwald ou le quotidien britannique The Guardian, comment les plus hautes instances américaines ont sciemment menti devant différentes instances nationales, les moyens techniques et programmes mis en place depuis des années et permettant la collecte et la mise sur écoute d’anonymes, leaders occidentaux, pays en dehors de tout débat public et législatif ou encore s’il reste une parcelle de la planète qui peut échapper aux grandes oreilles des agences de renseignement, courrez voir ce film.
Un film qui interroge l’avenir de nos démocraties
Car ce film n’implique pas uniquement la NSA, comme Snowden le dira dans le documentaire, le GCHQ, service de renseignement britannique, est encore plus permissif et boulimique que son pendant américain, il concerne également gouvernements alliés, multinationales et hauts fonctionnaires, mais surtout les citoyens du monde entier.
Dans le contexte actuel de lutte contre le terrorisme, après Charlie Hebdo, avec les groupes terroristes comme Boko Haram ou Deash, quelle place pour la vie privée et les libertés civiles quand la sécurité est érigée en enjeu mondial ?
Laura Poitras aura cette remarque très pertinente lors du débat suivant le film :
« Nous avons beaucoup d’armes, mais ce n’est pas pour cela que nous devons les utiliser… Or, les gouvernements veulent militariser Internet. Nous avons un fossé entre les possibilités offertes par la technologie et la manière dont elles sont régulées. Et cette régulation, c’est justement ce que nous devrions faire dans les démocraties. Snowden lui-même ne dit pas qu’il ne devrait y avoir aucune surveillance, mais qu’il ne doit pas y avoir une surveillance de masse. »
Tranquillité, sûreté, sécurité ?
Les agences de renseignement n’ont-elles pas déjà gagné la guerre de la surveillance de masse ? Edward Snowden pensait que ce que contenaient les documents subtilisés à la NSA n’intéresserait personne, et c’est parfois le sentiment qui prévaut quand les révélations se suivent et n’émeuvent guère plus grand monde. Sans débats, citoyen, mais aussi parlementaire, c’est un chèque en blanc qui est accordé et sur lequel il sera difficile, voire impossible, de revenir.
Quand les nouvelles générations notamment ont si bien intégré cette possibilité d’être surveillées qu’elles n’offrent pour toute réponse à la négation de leur vie privée et les violations répétées de leurs libertés : je n’ai rien à cacher. On ne défend plus ses libertés, on n’accepte un degré acceptable et indolore d’immixtion dans sa vie privée.
« Si les gouvernements peuvent utiliser ces attaques [les attentats de Paris et de Copenhague et la menace djihadistes] pour réduire nos libertés, ils le feront, et nous devons réagir, estime Laura Poitras. Nous ne devons pas abandonner nos libertés au nom de la sécurité. L’usage que mon pays [les États-Unis] fait de la violence, sa politique d’occupation, de détentions arbitraires, de torture en Irak et ailleurs, augmente l’insécurité à travers le monde. »
Insécurité qui justifie ensuite guerres, interventions, surveillances, espionnages, etc.
Le film est par ailleurs un très bon complément au livre de Gleen Greenwald, Nulle part où se cacher, sorti en 2014 qui, dans ses premiers chapitres, relate la prise de contact et la rencontre avec Edward Snowden à Hong Kong.
Le Monde, organisateur avec Haut et Court distributeur indépendant de Citizenfour, du débat suivant le film propose un résumé des questions posées à la réalisatrice Laura Poitras.
CITIZENFOUR de Laura Poitras sort ce mercredi 4 mars.
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Merci Elodie pour ce très bon article qui permet l’ouverture d’esprit, le développement du sens critique et avant tout, en amont, la défense de notre liberté.